Préface à la réédition de
La défense de la sécurité sociale,
rapport présenté par Henri Raynaud,
secrétaire de la CGT,
au Comité Confédéral National des 14 et 15 janvier 1947
Les clés de toute offensive syndicale pour la reconquête de la sécurité sociale
Nous trouvons les clés de toute offensive syndicale pour la reconquête de la sécurité sociale dans le rapport que présente Henri Raynaud au CCN de janvier 1947 en vue des premières élections aux conseils d’administration des caisses du régime général1. Elles tiennent dans les trois enjeux sur lesquels il insiste : caisse unique, taux unique de cotisation interprofessionnelle, gestion ouvrière sans patrons et sans tutelle étatique. C’est là le cœur de la Sécu. C’est ce qui dès sa création se heurte à une campagne acharnée du patronat et de ses soutiens politiques. C’est pour aujourd’hui la boussole d’une sortie de la défaite pour de nouvelles conquêtes.
1. une caisse unique, le régime général
Ce que créent les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, ce n’est pas la sécurité sociale : tout existe déjà, qu’il s’agisse des assurances sociales (santé et vieillesse), des allocations familiales, des régimes d’entreprises publiques comme la SNCF, des régimes spécifiques d’entreprise pour les employés supérieurs, du régime des fonctionnaires, des mutuelles, de la couverture des accidents du travail.
Les ordonnances créent le régime général de sécurité sociale, c’est-à-dire la réunion de tout cela dans une caisse unique gérée par les salariés. L’ambition est considérable. La multiplicité des caisses et des régimes empêchait toute constitution d’un salariat homogène. Face à la bourgeoisie, elle très organisée, il s’agit de constituer un outil de classe.
Les auteurs du « plan complet de sécurité sociale » prévu par le CNR savent que des étapes seront nécessaires.
Les ordonnances elles-mêmes sont un compromis.
Face au patronat, aux partis de droite et à la CFTC, la CGT n’est pas parvenue à imposer la fusion immédiate des assurances sociales et des allocations familiales, repoussée à plus tard. Deux caisses parallèles vont donc se mettre en place dans les départements, avec deux élections simultanées. A quoi s’ajoutent les résistances corporatistes.
Au cours de l’année 1946 la CGT connaît un débat interne très vif qu’évoquent les documents préparatoires au 26ème Congrès en parlant de « sérieuses polémiques ».
Contre les replis corporatistes qui mettent en difficulté le régime général, la direction confédérale argumente avec une grande clairvoyance :
« A l’heure de la mise en application de réformes qui ne constituent que les premiers paliers vers la réalisation de l’unité des assurances ouvrières, il convient de ne pas créer de nouvelles cloisons financières entre les cadres et le personnel d’exécution, ni entre les professions à taux de salaire relativement élevé et celles dont le taux de salaire ne dépasse pas le minimum vital. (…) Le fait que les travailleurs d’une profession bénéficient de hauts salaires ne doit pas conduire les intéressés (…) à constituer un régime privilégié par rapport au système du régime général.
Non seulement cette situation des salaires peut varier plus ou moins rapidement, mais encore d’année en année les charges de retraites substantielles qui avaient semblé supportables dans une profession jeune s’affirmeront de plus en plus lourdes et conduiront les « égoïstes » du début à demander leur intégration au régime général. »2
Le poids des fédérations dans la CGT, la menace de scission qui sera consommée en 1947 avec Force Ouvrière et, bien sûr, le soutien du patronat et de la droite à tout ce qui peut empêcher de donner au nouveau régime général toute l’ampleur nécessaire mettent en échec la volonté confédérale : l’Association Générale des Institutions de Retraite des Cadres (AGIRC) est créée en mars 1947, les régimes statutaires sont maintenus ou construits hors du régime général, et si la confédération obtient par le décret du 31 décembre 1946 l’intégration des fonctionnaires dans le régime général pour la maladie malgré l’opposition de la CFTC, la loi Morice du 10 mars 1947 réintroduit leurs mutuelles comme section locale ou correspondant du régime général dans la gestion des prestations, sauvant ainsi la mise aux régimes complémentaires qui sont aujourd’hui l’adversaire de l’assurance-maladie en matière de santé.
Dans une telle adversité, Henri Raynaud peut à juste titre dire dans son rapport toute la fierté de la CGT pour le travail accompli pendant l’année 1946.
Ses militants étaient seuls car la CFTC, favorable à la multiplicité des caisses et hostile à la désignation syndicale des administrateurs, refusait de participer à la mise en place du régime général. Quelle détermination ont-ils dû mobiliser dans un environnement extrêmement défavorable pour mener à bien une entreprise colossale :
1- convaincre des salariés travaillés par une intense propagande adverse d’entrer dans le régime général ;
- installer les nouvelles caisses à la place des multiples caisses patronales de compensation des allocations familiales, à la place des caisses départementales et d’affinité (mutualistes, à base syndicale CGT ou CFTC, ou patronales) des assurances sociales, sans oublier les compagnies d’assurance gérant les accidents du travail et maladies professionnelles, et les fédérer dans la Fédération Nationale des Organismes de Sécurité sociale (FNOSS) :
- trouver en pleine pénurie immobilière des locaux assez grands pour les 123 caisses primaires de sécurité sociale et 113 caisses d’allocations familiales qui succèdent au millier de caisses précédentes. Le rapport signale que trop souvent les locaux dénichés étaient, dès que le régime général disait son intention de les acquérir, préemptés par des administrations : une manifestation parmi tant d’autres de l’hostilité résolue de la majorité des ministres non communistes à la mise en œuvre du programme du CNR ;
- opérer le reclassement de plus de 70 000 agents issus des anciennes caisses et porteurs, souvent, d’une hostilité idéologique à la caisse nouvelle et, toujours, de méthodes de travail très hétérogènes ; et négocier une convention collective avec les deux instances nationales employeuses – la FNOSS (dont H. Raynaud va prendre la présidence) et, pour les personnels des CAF, l’Union Nationale des Caisses d’Allocations Familiales ;
- remplacer le ministère du Travail et ses directions régionales de la sécurité sociale pour la collecte des cotisations, désormais compétence directe des caisses.
Comme le dit le rapporteur (p. 27-28) : « Une telle transformation administrative et sociale accomplie en six mois est sans doute un fait sans précédent dans notre pays. (…) La façon heureuse dont [les conseils d’administration] s’en sont sortis témoigne de ce qu’ils seront aptes à réaliser demain. »
2. un financement par une cotisation interprofessionnelle au taux unique
Le second enjeu concerne le financement du régime général. La CGT se bat sur trois fronts : l’unicité d’un taux de cotisation interprofessionnel, la nature de la cotisation (salaire ou revenu différé ?), le refus de la fiscalisation.
Les caisses que réunit le régime général sont en général financées par cotisation, mais avec des taux, des assiettes et des périmètres de collecte très divers. Les cotisations aux allocations familiales, par exemple, vont de 4 à 17% du salaire brut selon les caisses ; l’assiette peut être la masse salariale totale ou partielle (plafond pour les assurances sociales par exemple) ; le périmètre peut être l’entreprise, la branche, le bassin d’activité, plus rarement interprofessionnel.
La CGT va mener une bataille, dans l’ensemble réussie mais avec une série d’échecs, pour un taux unique, une assiette unique, un périmètre de collecte interprofessionnel. Ici encore, il s’agit de construire un outil de classe. Caisse unique et taux interprofessionnel unique marginalisent, voire suppriment, le pouvoir d’initiative des employeurs, toujours prégnant dans des régimes de branche ou d’entreprise, y compris quand ils sont négociés avec des organisations syndicales. Celles-ci ne tirent leur pouvoir -inévitablement- que de leur capacité à se poser en interlocuteurs de patrons qui, sauf rapports de forces favorables ponctuels, ont l’initiative : une caisse professionnelle « apparaîtrait comme une sorte de prolongement permanent, une pénétration insidieuse de l’usine et du bureau dans la vie intime et familiale de l’intéressé. »3
L’unicité des taux et des caisses permet aux administrateurs salariés d’affirmer leur autonomie et de mener leur politique selon leur agenda. En même temps, elle constitue le salariat comme acteur unifié, alors que la multiplicité des taux et des caisses donne toute latitude au patronat pour le diviser : tout comme la diversité des conventions collectives, la diversité des taux de cotisation génère de la sous-traitance qui détruit les collectifs de travail et instaure le dumping social.
En 1945, les cotisations aux allocations familiales (qui constituent alors la majorité des prestations du régime général) sont toutes alignées sur 12% et portées progressivement à 16% du salaire brut (taux atteint en 1948). Il en est de même pour les ex-assurances sociales : 16% (10% employeurs et 6% salariés), dont 9% pour la vieillesse, mais le plafond de cotisation est maintenu.
Rappelons la signification du plafond. Les assurances sociales de 1930 ne concernaient que les salariés dont le salaire était inférieur à un plafond. Le régime général supprime le plafond d’affiliation mais le conserve comme plafond de cotisation, ce qui réduit fortement la collecte des cotisations et maintient les droits à pensions loin du salaire pour tous les salaires supérieurs au plafond.
Quant à la diversité des taux pour les AT-MP, elle n’est pas dépassée, et ce dispositif de pollueur-payeur va précisément révéler son caractère d’outil patronal pour empêcher la reconnaissance de l’étendue du risque.
Second front : le patronat va s’appuyer sur le gouvernement et jouer sur la division syndicale pour s’opposer à la cotisation comme salaire au bénéfice de la cotisation comme revenu différé. Il obtient des gouvernements successifs que, sur l’ensemble de la décennie de 1950, le taux de cotisation au régime général n’augmente pas et, contre la CGT qui demande la suppression du plafond et la hausse des pensions du régime général, construites comme la continuation du salaire, il met en place avec FO et la CFTC un régime complémentaire de retraite, l’ARRCO. Comme l’AGIRC, ce régime est paritaire et surtout repose sur une logique capitaliste de revenu différé : alors que le régime général, comme celui des fonctionnaires, est construit comme la prolongation des meilleurs salaires de l’intéressé et commence ainsi à instituer le salaire à vie comme alternative au marché du travail, l’ARRCO-AGIRC affirme au contraire la logique d’emploi en faisant des pensions la contrepartie des cotisations de toute la carrière.
On comprend qu’aujourd’hui ce régime soit le bras armé du patronat dans la réforme des pensions, et plus largement de toute la sécurité sociale puisque c’est sur son modèle que le MEDEF et la CFDT construisent, d’ANI en ANI, une batterie de comptes individuels fondés.
1 CGT, La défense de la sécurité sociale, rapport présenté par Henri Raynaud, secrétaire de la CGT, au Comité confédéral national des 14 et 15 janvier 1947
2 La CGT et le programme actuel de sécurité sociale, Annexe 1 aux Rapports confédéraux en vue du XXVIème Congrès de la CGT, La Voix du Peuple, avril 1946.
3 La CGT et le programme actuel de sécurité sociale, Rapport en vue du XXVIème Congrès confédéral, La Voix du Peuple, avril 1946