De nombreux réfugiés et sans-papiers se retrouvent en France dans une situation humaine et matérielle très difficile, qui suscite la sympathie des militants, des actes de solidarité, de soutien, et la mobilisation des associations d’aide.
Mais faut-il aller au delà, et passer du soutien particulier à des personnes en difficulté, à un soutien politique, qui approuve et valide leur démarche de rechercher à tout prix et dans l’illégalité l’installation en France ou dans d’autres grands pays capitalistes ? Un tel soutien signifie que l’on adhère implicitement mais sans équivoque à une revendication politique, exposée clairement d’ailleurs par certaines organisations gauchistes comme par les organisations patronales : une liberté totale de circulation internationale des personnes dans le monde, qui implique du même coup la liberté totale de mouvement de la main d‘œuvre.
Il apparait certain que la revendication de la mobilité internationale de la main d’œuvre est celle du patronat. Il s’agit d’un des piliers du néo-libéralisme. Le but est de mettre en concurrence les travailleurs entre eux, de faire baisser les salaires, et aussi de déstructurer le prolétariat en le divisant en communautés ethniques adverses.
Il est douteux, malgré les apparences du fait qu’utilisent abondamment l’extrême droite dans sa propagande que l’immigration cause le chômage (car les immigrés sont aussi des consommateurs). Mais il est certain que cette perception explique en grande partie la montée électorale de l’extrême droite qui est contemporaine de l’installation durable du chômage de masse dans ce pays, dans les années 1980. Soutenir politiquement les migrations est donc utile électoralement à l’extrême droite.
Il est par contre indiscutable que les migrations font pression à la baisse des salaires et des conditions de travail. Je rappelle que cette application de la loi de l’offre et la demande est parfaitement conforme à l’économie marxiste, il suffit de lire le Capital pour s’en rendre compte. Soutenir politiquement les migrations est donc nuisible à la classe ouvrière considérée comme un tout (y compris les ouvriers immigrés).
Je pense que les droits de l’homme (dans leur version limitée, bourgeoise, de 1789, sans les droits réels de 1948) sont aujourd’hui détournés pour faire passer en fraude cette exigence, pour maquiller une revendication du patronat en revendication des travailleurs.
Sans-papiers et réfugiés sont des travailleurs, au moins potentiels, et il est donc normal que les organisations de défense des travailleurs s’occupent de leur cas. Mais ils ne sont pas à ce stade des travailleurs en lutte organisée, et leur but reste individuel et individualiste : leur rêve n’est pas la promotion de leur classe mais leur promotion individuelle. Leur rêve n’est pas de lutter contre l’exploitation, mais d’être exploité dans des conditions meilleures, pensent-ils, que dans leur pays d’origine.
Leur individualisme se voit aussi très souvent dans le fait qu’ils considèrent que les efforts pour leur éducation et leur santé qui ont été faits par leur pays d’origine ne leur donnent aucune obligation envers lui. Or les migrations sont dans les faits un élément central du pillage du Tiers-Monde : pillage de sa « ressource humaine ». Les sans-papiers et les réfugiés dont il est actuellement question sont loin d’être recrutés parmi les plus pauvres et les plus misérables de leurs compatriotes, ils appartiennent au contraire à la classe moyenne ou au groupe des diplômés et des travailleurs qualifiés. La migration actuelle est une spéculation sur l’avenir, ou des individus concernés, ou des communautés dont ils sont issus, qui ont misé un capital (et dont ils ont souvent été spoliés par les mafias qui sont les principales gagnantes de la situation).
En ce qui concerne les réfugiés syriens, qui sont la majorité de ceux qui ont fait l’actualité tragique de 2015, il faut aussi savoir qu’ils ne viennent pas directement de Syrie, mais de Turquie, où ils étaient censés être en sécurité dans des camps de réfugiés, et que leur envoi en Europe se comprend comme une pression directe de ce pays sur l’UE. Et l’organisation par la terreur de masse de l’exode syrien est une arme stratégique pour faire plier l’état Syrien, dans la guerre d’agression que lui mène l’impérialisme, notamment l'impérialisme français, depuis 2011.
Le sentiment d'humanité élémentaire qu'on doit ressentir pour les migrants qui se retrouvent à la rue dans le froid hiver européen ne dispense pas de recul critique. Aider les personnes en détresse oui, soutenir l'impérialisme et le pillage du Tiers Monde, non. Certains militants humanitaires ont d'ailleurs acquis sur le terrain cette conscience politique critique et refusent de se laisser manipuler dans le spectacle compassionnel.
Le soutien à la cause des migrants comme telle (c'est-à-dire au principe même de la libre migration) n'est pas seulement une erreur politique. Elle finit par se retourner directement contre la sécurité même des migrants, car elle a pour effet pervers d’encourager les départs et la prise de risque. Si on appliquait strictement la loi, les migrants recueillis en Méditerranée devraient être expulsés ; or la pression des associations, et la prégnance du libéralisme moral dans les mouvements sociaux aboutissent à faire de la migration illégale un jeu dangereux mais avantageux, roulette russe où l’on peut le plus souvent gagner : pour un migrant illégal renvoyé au pays d’origine (ce qui est impossible pour les réfugiés), vingt ou trente installations définitives. Pour un mort, cent passages réussis.
Aucun pays ne peut abandonner sa souveraineté au point de laisser complètement libre le passage de ses frontières, mais il peut accepter le compromis bancal qui consiste à régulariser a posteriori tous ceux qui ont pris le risque mortel de franchir les obstacles. Les gauchistes deviennent alors la main gauche de l’État bourgeois qui accueille les migrants après leur avoir empêché l’entrée de la main droite, par sa police. Selon le fameux principe des "pieds secs, pieds mouillés" qui caractérise la politique migratoire des États-Unis, à l'encontre de Cuba, depuis 1959 : les États-Unis ne délivrent pas de visa à la Havane aux candidats à l'émigration, mais régularisent les naufragés, quand ils arrivent vivants sur les plages de Floride.
Pour terminer un dernier point : le droit de l’homme inaliénable, concernant la liberté de circulation, est celui de pouvoir sortir et revenir dans son propre pays ; ce n’est pas celui de pouvoir entrer dans tous les autres pays.
GQ, 4 janvier 2016
PS : Il ne faut pas confondre le militantisme humanitaire, qui est altruiste, mais qui ne vise pas à changer le monde, avec le militantisme politique qui ne l'est pas. Sans être égoïste non plus, le militant politique défend sa propre cause en défendant celle des autres, il se défend individuellement en défendant collectivement sa classe, dans la solidarité des égaux.
PPS, 7 février 2016
Des argumentaires circulent sur FB, abondamment illustrés d'images atroces d'enfants noyés en Mer Egée, qui plaident l'ouverture des frontières pour résoudre la crise humanitaire. Avec un mauvais goût certain, ils enchainent et vendent la mèche en expliquant à quel point ces réfugiés (diplômés, qualifiés ...) s'ils étaient intégrés en Europe, seraient un "plus" et une source de prospérité. Il s'agit d'un message émotionnel pervers, exhibitionniste et malhonnête, qui compare le sort des migrants à celui des déportés pendant la Seconde Guerre Mondiale, afin de culpabiliser le public. Cette assimilation est inacceptable, d'abord parce qu'elle "banalise le mal" nazi encore mieux qu'Hannah Arendt, mais surtout pour la simple raison que les migrants ne sont pas des déportés, ils ont choisi eux-même de prendre le risque de la traversée clandestine, et de le faire prendre à leurs enfants. En effet, même si de nombreux migrants viennent à l'origine de pays en guerre, ils ne s'embarquent pas dans ces pays, mais cherchent à passer d'un pays d’accueil à un autre, de la Turquie à la Grèce, de la France à l'Angleterre. Lorsque des naufragés se trouvent en perdition, il est impératif sur tous les plans de les secourir, mais cela ne doit pas conduire à les approuver quand ils se sont eux-mêmes placés dans cette situation. C'est sans doute dur à entendre, mais c'est la réalité.
Quant à la solution à apporter à la crise humanitaire, ce ne sera pas l'ouverture des frontières qui n'est pas une option : la même opinion que l'on manipule maintenant par sa compassion le sera dans une heure en sens inverse par sa peur du terrorisme, et elle va implorer pour des frontières partout. La bourgeoisie aime les migrants, à condition qu'ils n'en demandent pas trop, et qu'ils restent clandestins.