« Bobos du centre-ville » et « gens des quartiers Nord » se sont retrouvés dans la cité des Flamants, dans le nord de Marseille, pour une soirée de Nuit debout dans le mistral. Une première rencontre surtout entre militants, mais un pont est jeté.
Marseille (Bouches-du-Rhône), reportage
« C’est quoi ce truc ? En tout cas, c’est joli. » Les gradins en bois installés sur la place centrale des Flamants, dans le 14e arrondissement de Marseille, suscitent la curiosité d’un habitant qui passe par là. C’est dans cette cité d’un millier de personnes qu’une Nuit debout s’est tenue samedi 23 avril. Lancé depuis le 30 mars, le mouvement avait pris ses quartiers au cours Julien, en centre-ville. « Mais, dès le début, on a eu la volonté d’intégrer les quartiers dans la démarche », explique Gérald, un participant de Nuit debout. Après un premier rassemblement le 9 avril, puis un second le 16, un premier contact est fait avec des collectifs de quartiers. L’idée est plutôt bien accueillie :« Nuit debout, ça doit fonctionner comme un porte-voix et c’est important que les quartiers soient représentés », défend Pierre-Alain, un militant associatif.
Par un heureux hasard du calendrier, l’assemblée générale départementale de la Coordination Pas sans nous (PSN) se tenait le matin même, dans le centre social flambant neuf du quartier. Créée en 2014 après le rapport Bacqué/Mechmache intitulé « Pour une réforme radicale de la politique de la ville », elle regroupe aujourd’hui plus de 200 associations et collectifs d’habitants des quartiers populaires pour faire remonter leur parole et permettre une coconstruction de la politique de la ville. Autant dire qu’en terme de convergence des luttes et de démocratie participative, les 80 personnes présentes avaient des choses à dire : « Dans les quartiers, ça fait trente ans qu’on est debout ! On n’a pas attendu Nuit debout pour se lever ! » rappelle Nicky Tremblay, coprésidente de PSN, venue exprès de Toulouse. Après un repas collectif et une piste de danse improvisée en guise de clôture d’AG, les batteries sont rechargées à bloc. Les gens de Nuit debout sont attendus de pied ferme mais on ne sait pas trop à quelle heure. Et pour cause : plusieurs programmes différents ont été diffusés dans les jours précédant l’évènement.
Le dimanche soir 17 avril, après une première prise de contact avec Nuit debout, les collectifs de quartiers découvrent un premier programme, diffusé sur Facebook, intitulé « Nuit debout Quartiers Nord ». Au menu : « Paroles libres de 18 h à 20 h », projection du film Merci Patron ! à 21 h 15. Les réactions sont d’autant plus vives que, le lendemain matin, l’affiche est placardée dans tout le métro marseillais : « Comme d’habitude, on n’a pas été consultés sur l’organisation ! Ici, la parole elle est libre, positivement ou négativement, mais pas que de 18 h à 20 h ! Et puis ce film, Merci Patron ! Les gens ici ont des générations de chômage derrière eux ! Ils n’ont pas de boulot, donc ils n’ont pas de patron !! » Gérald se défend : « L’affiche faisait tellement professionnelle qu’ils ont eu peur d’une récupération politique. Je comprends et j’ai pris pour tous ceux qui essaient de confisquer leur parole depuis tant d’années. » Pour Catherine Binon, ergonome auprès de l’association de femmes l’Alliance savinoise, ce genre d’incompréhension révèle « une attitude néocoloniale. Ça dénote une incapacité d’écouter et d’être en empathie avec l’autre ! »
- Près de deux cents personnes se sont retrouvées samedi soir.
Malgré les inquiétudes, les frustrations et les réunions de crise, la soirée est finalement maintenue. Dans les jours qui suivent, un autre tract est imprimé par les collectifs de quartiers : « Thé à la menthe ou à la bergamote » comme cadre de discussion et un slogan en référence au ticket deCAF dessiné en tête du flyer : « Le jour, on fait la queue partout, le soir, on fait la Nuit debout. »
Pourtant, sur place, on regrette le manque de temps et de préparation : « On est au courant que depuis cinq jours ! Ici, on n’entend pas parler de Nuit debout ! Comment voulez-vous qu’on diffuse l’information et qu’on prenne le temps d’expliquer ? s’emporte Rachida Tir, de l’Alliance savinoise.La loi El Khomri, on sait que c’est une connerie mais ici, les gens ils ont pas de boulot ! Ils s’en foutent de la réforme du code du travail ! »
« Ah tiens, les touristes de Nuit debout arrivent ! » plaisantent des militantes du quartier en voyant arriver les premières personnes, vers 18 h. Les gens de Solidaires cherchent une prise électrique pour leur sono et une dizaine de journalistes errent, carnet et stylo à la main. « Il y a plus de journalistes que de gens ! S’il se passe rien, je rentre chez moi, tant pis, il n’y aura pas d’article »,souffle l’une d’entre eux. Mais petit à petit, des gâteaux et des boissons sont disposés sur un banc, des jeux pour enfants installés dans un coin et la place se remplit. Après une heure de brouhaha, Fatima Mostefaoui, coprésidente de PSN, ouvre le bal en annonçant la couleur dans son gilet jaune canari : « Bienvenue à tous et à toutes et merci d’être là, même s’il y a des choses qui nous dérangent un peu. Mais, on se rencontre et c’est un moyen de voir ce qu’on sait — excusez-moi du terme – des “bobos du centre-ville” et ce que eux savent des “quartiers Nord”. »
L’ambiance est posée. Quelques gamins slaloment avec leur ballon entre les deux cents personnes venues se réunir dans le mistral. Pour la majorité d’entre eux, c’est la première fois qu’ils viennent ici. La militante cadre les choses : « Pour beaucoup de gens, entrer dans les quartiers Nord, c’est un vrai fantasme, c’est comme entrer dans un zoo ! Mais c’est juste une histoire de codes, c’est deux mondes différents : moi je connais ceux du centre-ville et ici, il y en a d’autres que vous devez connaître aussi pour pouvoir venir. Mais pour ça, il faut du temps, de l’écoute, du respect. »
- Dans la cité des Flamants, à Marseille.
La convergence est au centre de tous les débats : une femme évoque le Medef, le statut des intermittents du spectacle, d’autres reviennent sur la genèse de la loi El Khomri et sur les réunions. En aparté, Thierry, habitant du quartier, grince un peu des dents : « Va leur parler de convergence des luttes à ceux qui vivent la réhabilitation depuis dix ans et qui se mangent la poussière des travaux de la L2 [la rocade en construction depuis l’été 2014] dans la gueule tous les jours. »
Au bout de quelques interventions, Mounir et Gilles, de la Coordination PSN, prennent le micro pour recentrer le débat : « C’est pas pour critiquer ce qui est dit mais depuis tout à l’heure, on s’endort un peu et nous, on a envie de proposer des choses concrètes pour créer une vraie convergence. Et ça, c’est pas en une soirée que ça se passe. » Un tract circule de mains en mains et en appelle aux « bénévoles compétents » : avocats, écrivains publics, entraîneurs de foot, poètes... toutes les bonnes volontés sont invitées à venir donner un coup de main dans le quartier.
Entretemps, la famille de Hafed Dekhil s’est invitée dans l’assemblée pour parler du cas de cet Algérien, en France depuis 16 ans et menacé d’expulsion. Ils appellent à un rassemblement samedi 30 avril, à 15 h, devant le centre de rétention du Canet, où il est enfermé. « Répondre à ces appels, ça, c’est de la convergence, reconnaît Kévin, au micro et actif dans Nuit debout. D’ailleurs,ajoute-t-il, à partir du 28 avril, les rassemblements au centre-ville auront lieu au Vieux-Port, lieu dans lequel les Marseillais et Marseillaises se reconnaissent beaucoup plus. »
- Des membres de la famille de Hafed Dekhil.
La loi El Khomri, à l’origine du mouvement Nuit debout, ne semble pas faire écho aux problématiques locales. Les collectifs l’avaient d’ailleurs annoncé : « Si cette soirée se fait, on ne parlera pas de la loi mais des problématiques qui concernent tous les jours : la rénovation urbaine, le relogement, le chômage, les meurtres — et pas les “règlements de compte”, comme on entend souvent », précise Soraya, militante du quartier. D’ailleurs, ce soir, presque aucun habitant n’est présent et Pierre-Alain le reconnaît au micro : « Il faut être honnête : ce soir, c’est une rencontre entre militants et c’est tout. »
Au micro, le problème de la précarité et des violences policières soulève des débats. Julie, la trentaine, réfute le terme de « bobo » : « J’ai beau habiter au centre-ville, je gagne 857 euros par mois. La précarité, je sais ce que je sais. » Arielle enchaîne : « À vous entendre, on a l’impression qu’on vit dans deux mondes : les violences policières, nous aussi on en a au cours Julien ! L’autre jour, des lycéens se sont pris des gaz lacrymo pendant les manifs ! »
« Vous, vous avez des lacrymo, mais nous, c’est des balles qu’on reçoit », répond Fatima Mostefaoui, en rappelant les récents meurtres de trois jeunes dans la cité voisine des Bassens. La place où se tient la soirée est d’ailleurs baptisée du nom de Lahaouri Ben Mohamed, 17 ans, tué en 1980 par un policier dans le quartier. Chloé, une jeune femme, prend la parole : « Il faut qu’on reconnaisse la jeunesse de notre mouvement et l’immense expérience qu’ont les gens dans les quartiers. Il faut qu’on soit humble et qu’on vienne se former avec eux pour pouvoir avancer dans nos réalités. »
Si la soirée a provoqué quelques frictions, le contact est fait. « Le conflit, ça fait partie de la démocratie. Il faut juste savoir se l’approprier pour faire avancer les choses », rappelait-on le matin-même à l’AG des PSN. Les discussions continuent même si Sauveur, un militant du quartier, commence à bailler : « Nous, on est debout toute la journée, alors la nuit, on dort à 21h ! »D’ailleurs, certains commencent à lever le camp puisque 21 h, c’est aussi l’heure du passage des derniers bus pour rejoindre le centre-ville