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COMITE VALMY

Revenu des Etats-Unis, Emmanuel Todd reprenait la parole sur France culture, le 25 octobre dernier, pour nous dire ce qu’il pensait des enjeux des élections américaines (1) et du « basculement idéologique » en cours. « En 1980 il y avait eu Reagan, avant il y avait eu Thatcher en Angleterre, et la sortie de l’époque du New Deal ou du welfare state, et donc une vague néolibérale qui s’est répandue à travers le monde. Et maintenant, trente-cinq ans après, j’ai le sentiment que le monde anglo-américain est en train d’accoucher d’une deuxième révolution, d’un deuxième renversement, qui va exiger plus de régulation ».

Démographe, statisticien mais aussi historien, Todd regarde le mouvement sur le long terme et le décrit dans son ampleur : « En fait quand je parle de la dynamique du monde anglo-américain, je commence à la communauté rurale anglaise du 13e siècle. Parce que c’est un million un million et demi d’habitants au début, le monde anglo-saxon. Et puis maintenant, à lui tout seul, si l’on fait la somme des Etats-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, on obtient quelque chose qui a plus d’habitants que l’Union européenne quand on a retiré l’Angleterre, ce qui est en train de se produire ». Rien d’anodin, donc. Ecoutons-le.

 

D’autres que lui ont remarqué qu’une dynamique s’était engagée, nous l’avions relevé ici (2). George Friedman (ex Stratfor et aujourd’hui Geopolitical Futures) par exemple : après le « moment-clef de 2008 », et bien que « le contrôle politique soit resté entre les mains de la classe des investisseurs, qui a organisé sa pensée autour de l’idéologie de l’interdépendance », une « nouvelle idéologie » émergeait. « Elle n’est pas encore au pouvoir, mais elle s’enracine. Elle soutient que le contrôle et la limite de la dépendance d’un Etat-nation est supérieur à l’interdépendance. Elle soutient aussi que l’Etat-nation apporte des bénéfices que le globalisme ne peut pas apporter : un sens du collectif, la préservation de la culture, un sens de l’identité. Elle dit encore que les hommes sans nation sont des hommes sans collectivité. Ils sont seuls, solitaires, sans défense ». Spécialiste des système familiaux, Emmanuel Todd ne nous dit pas, au fond, quelque chose de très différent, mais sous un angle qui lui est propre : « J’ai beaucoup travaillé sur les systèmes culturels, sur les systèmes familiaux, sur la capacité de telle ou telle population à supporter le néolibéralisme, l’hyper individualisme. Et le modèle sur lequel je fonctionnais jusqu’à présent était celui d’une différence anglo-américaine, famille nucléaire, très individualiste, libérale, peu attachée à l’idée d’égalité, qui pouvait supporter le processus néolibéral et la globalisation et qui, mieux que le supporter, l’initiait. Et il y avait autour les Français égalitaires qui souffraient, les Allemands fortement intégrés comme les Japonais qui résistaient, les Russes qui n’étaient pas dans le coup. Et je crois que ce qui est tout à fait extraordinaire en cette année 2016 – et on le sent aussi en Angleterre avec le Brexit – c’est qu’on se rend compte que les populations anglo-américaines elles-mêmes ne supportent plus cet hyper individualisme (…) ».

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Ceci avec une précision intéressante : l’électorat de Trump n’est pas celui présenté par « la presse de l’establishment (qui) est dans un état de folie stalinienne, à propos de Trump, le Washington Post ou le New York Times… on croirait la presse communiste des années cinquante ». Trump rassemble la « catégorie intermédiaire de l’éducation supérieure incomplète » quand le parti démocrate est « polarisé », lui entre catégories d’éducation supérieure complète et avancée et au contraire catégories à éducation très basse (« ce qui est logique puisqu’il est le parti des minorités, je veux dire noires et hispaniques, dont les niveaux éducatifs sont beaucoup plus bas que celui de la population blanche »). Il faut savoir, ajoute Emmanuel Todd, que « les années 2000-2013, ou même pour les indicateurs démographiques 1999-2013, ont été des années de dégradation du niveau de vie et des modes de vie qui vont bien au-delà de ce qu’on sait d’habitude sur la montée des inégalités. Et la presse américaine était remplie toute l’année dernière d’analyses très sérieuses sur la hausse de la mortalité dans la population blanche de 45 à 54 ans. Donc en fait, la fureur de l’électorat de Trump est en un certain sens une fureur rationnelle (…) »..

 

< P align="justify"> Pour George Friedman comme pour Emmanuel Todd, « l’Amérique » - tous deux emploient ce nom – est en transition, et les choses ne sont pas encore très claires. D’ailleurs, remarque Todd, Bernie Sanders, concurrent malheureux d’Hillary Clinton à la primaire démocrate, « sur la question du renoncement au libre-échange, était très proche de Trump », ce qui rend difficile le pronostic du résultat final : que feront les partisans de Sanders dans les urnes ? .

 

Pour résumer, Todd constate : « A partir du moment où l’on renonce et que l’on attaque le libre-échange, on sort du consensus de Washington. Ca ne veut pas dire qu’on n’est pas libéral, mais qu’on est libéral de variété protectionniste – ce qui est l’une des composantes du libéralisme au 19e siècle. Je pense que l’enjeu caché des élections américaines – et pas seulement des élections, c’est le débat qui (débute) pour les 20 ans qui viennent – c’est l’idée que d’un côté il y a l’idée d’une Amérique qui sent que ça ne va pas, qui a vu se dégrader les niveaux de vie d’une bonne partie de la population, les conditions de vie, et qui aspire à une sorte de recentrage national et démocratique – c’est ce qu’on appelle révolte populiste ou populisme dans notre langage de l’establishment mondialisé, je préfèrerais parler de révolte populaire ou de sursaut démocratique – et qui aspire à un rôle plus pacifique, ou à moins de rôle dans les rapports internationaux. Et puis il y a l’Amérique qui dominait jusque-là, et qui peut-être va continuer de dominer si Hillary Clinton l’emporte, qui est l’Amérique du néolibéralisme et de la globalisation. Et de l’impérialisme, d’une certaine façon. C’est ça l’enjeu qui est derrière »..

 

Et c’est ça qui explique aussi « l’obsession » démocrate pour la Russie, un immense pays « qui n’est pas une puissance économique » et dont on ne peut pas raisonnablement « soutenir qu’elle est une menace pour le monde vue la taille de sa population » - 143 millions d’habitants en 2013, un peu plus que le Japon. Elle a développé « une spécialisation militaire », certes, mais surtout « une stratégie néo-gaulliste d’indépendance nationale (…). Je suis sûr que de Gaulle comprendrait tout à fait Poutine, le verrait comme une sorte de frère en indépendance nationale ».

En fait, résume Todd, « les Russes ne veulent pas qu’on leur marche sur les pieds », occupés à tenter de contrôler leur (trop grand) territoire. Mais « ce qui est intéressant, ce n’est pas la Russie elle-même, c’est le fantasme américain de la Russie. C’est qu’est-ce que nous disent les démocrates, le Pentagone, Hillary Clinton, quand ils sont obsédés par la Russie et Poutine. En fait, ce qu’ils nous disent, c’est : ‘On ne pense que militaire’. ‘On ne pense qu’interventions militaires’. Et tant que la Russie est là, ‘on ne peut pas faire ce qu’on veut dans le monde’ – ce qui d’ailleurs est tout à fait manifeste au Moyen-Orient. Donc en fait l’obsession de la Russie, c’est un révélateur de ce que Hillary Clinton et ses petits camarades sont toujours dans une stratégie impériale, que le bien-être interne des Etats-Unis n’est pas leur objectif prioritaire ». Emmanuel Todd ajoute que les décisions dans le domaine de la politique extérieure sont prises non par le président seul, mais par un « establishment informel, largement trans-partisan », et qu’il est difficile de savoir ce que Donald Trump pourrait faire. .

 

« Qu’est-ce qu’il ferait ? On peut imaginer évidemment un apaisement des tensions avec la Russie, une attitude moins agressive, une Amérique qui ne se mêlerait plus de tout et de n’importe quoi sur la planète. Honnêtement, autant je pense que les discours de Trump sur les musulmans, sur les Mexicains etc. sont faciles à critiquer sur un plan moral, autant je pense que son attitude vis-à-vis des relations internationales me paraît beaucoup plus difficile à attaquer à moins de dire que ce qu’on veut, c’est de l’interventionnisme américain partout. Est-ce que c’est ce qu’on veut ? »..

 

Non, pour notre part, ce n’est pas ce que nous voulons. Mais c’est aux électeurs américains que reviendra le dernier mot après un débat qu’ils ont ouvert, et qui est essentiel, même s’il a été mal porté. Dernier mot important, parce qu’une dynamique s’installe dans le monde anglo-américain (Brexit compris) qui fait l’histoire quand rien ne bouge en Europe – rien ne bouge en France. Hélas.

 

Hélène Nouaille

Document :

 

Dans le même entretien, Emmanuel Todd livre, au fil de la conversation, son sentiment sur la situation en Europe et en France. 
Comme de coutume avec notre personnage, on ne s’ennuie pas - qu’on soit en accord ou non avec les propos qu’il tient n’est pas notre sujet. En voici des extraits.

 

« En Europe, on est très en retard (…). Le monde anglo-saxon est en train de virer – et il virera même si Hillary Clinton gagne, parce qu’ils ont commencé à reconstruire leurs infrastructures, j’ai regardé les chiffres : il y a déjà sous Obama un début de recentrage national, de retrait du monde en termes diplomatiques. Et donc au moment où les Américains et les Anglais vont peut-être sortir de cette phase, eh bien on a la droite française, menée par son leader idéologique le journal Le Point, qui dit ‘il faut maintenant une révolution thatchérienne’, etc. (…) ».
 

« J’ai grand plaisir à travailler sur les Etats-Unis, sur le Japon, sur l’Allemagne, sur la Russie, tous les pays où ça bouge d’ailleurs, tous les pays où se fait l’histoire. Parce que les Français ne se rendent pas compte qu’ils sont hors de l’histoire. J’avais expliqué ça dans l’Observateur, j’avais fait une interview avec Aude Lancelin, sous le titre les Français sont hors de l’histoire. Aude Lancelin se fait virer de l’Observateur (3) peu de temps après pour d’autres raisons aussi (…) ». 
 

En France : « On ne bouge pas. Quand on travaille sur la campagne américaine, quand on l’étudie et qu’on arrive sur la campagne présidentielle française, on n’a juste pas envie de travailler. On voit la société française qui pourrit sous l’effet du blocage de l’euro, qui est un échec absolu, et puis on a des candidats qui nous annoncent des choses pas excitantes, j’ai entendu, ça c’est vrai, qui considèrent tous qu’on doit rester dans l’euro. Donc on sait qu’il ne va rien se passer. Donc en fait, je ne sais pas comment expliquer… Voyez j’ai même du mal à répondre à la question (« Comment allons-nous ? »). En fait, le seul truc auquel je pense quand je vois les candidats, de gauche, de droite, je pense à ma mère, qui était publicitaire et qui me disait que le plus difficile, c’est les lessives. Les lessives parce qu’elles sont toutes pareilles. Et je me dis qu’actuellement pour les journalistes, c’est très difficile, parce que les lessives, donc tous les candidats à la présidentielles sont au fond tous pareils dans leur obstination à ne pas secouer les règles du jeu européen pour sauver les Français. Voilà. Bonne chance pour l’année qui vient parce que ça va être rude ».
 

Sur le Front National : « Ah ça je ne peux pas. Moi, je suis un type normal, un enfant de l’establishment… Peut-être qu’après cinq ans de Juppé, Marine Le Pen arrivera au pouvoir. Si Juppé assure l’immobilisme qu’on peut attendre de lui, peut-être que là finalement, il se passera ça. Mais honnêtement, ça ne me paraît pas vraisemblable pour cette fois-ci. On a un peu l’impression que le système politique français joue à provoquer les Français. Il y a une classe politique qui est en vérité totalement irresponsable. A part sa bonne éducation, son respect de l’orthographe, on le suppose, où des règles juridiques, on l’espère, ils ne gouvernent pas. Ils ne font rien. A chaque événement, on est confrontés à… Problème Alstom, on fait n’importe quoi. Ils nous assurent à chaque moment que leur rôle n’est pas de défendre les Français. Donc on a l’impression qu’ils jouent avec l’électorat parce qu’ils pensent au fond que l’électorat n’est pas capable – pour de bonnes raisons d’ailleurs sans doute – de voter Front National. Mais c’est un jeu dangereux ! Et là le spectacle qu’ils nous donnent, effectivement… Peut-être qu’un jour on va se réveiller avec une grosse surprise. Mais personnellement, je reconnais que je refuse d’y penser ».
 

« Nous, on a des types qui ont l’air respectables. Ils contrôlent leur langage. En réalité, ils ne sont pas respectables parce qu’ils ne proposent rien. Il n’y a pas de débat en France. Ou le débat est marginalisé, ou neutralisé par l’existence du Front National, qui est extérieur au système. Aux-Etats-Unis, on a des candidats qui sont, selon des critères français, et selon des critères américains, inacceptables et d’ailleurs détestés (…). Ils mentent… On ne peut pas dire que Trump est corrompu parce qu’il a fait son fric à la loyale, si l’on peut dire, sur le marché capitaliste. C’est les Clinton qui sont corrompus, qui ont fait leur argent en utilisant l’appareil d’Etat. Mais je crois que tout le jeu de la campagne – c’est là que le système médiatique américain est un peu responsable – a été de faire disparaître les vrais enjeux de départ : le démarrage, c’était Sanders et Trump très proches dans la dénonciation du libre-échange. Et avec cet autre élément de Trump, plus discutable mais qui vaut la peine d’être discuté, de son grand mur à la frontière mexicaine. Mais honnêtement, au risque de choquer, je dirai que mettre en question cet élément du dogme de la globalisation qu’est la liberté de circulation des immigrés, etc. - et là je peux tirer avantage du fait que je me suis fait carboniser pour la défense des Français d’origine musulmane. Donc vraiment j’ai assuré. Mais en fait, il n’y a pas de démocratie possible sans un minimum de sécurité territoriale, sans un minimum de droit des sociétés à réguler leurs frontières. Ce sont des questions qui vont être absolument communes à l’Europe et aux Etats-Unis dans les années qui viennent. On parle donc de ces deux questions sérieuses : les migrations internationales, le libre-échange, et on termine avec des gens qui s’envoient des tomates, qui s’accusent de déprédations sexuelles, etc. C’est un peu triste. Mais quand même ça bouge ! ».

 

Notes :

(1) France culture, la Grande Table, le 25 octobre 2016, L’Amérique de Trump (34’)
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/lamerique-de-trump#

(2) Voir Léosthène n° 1144 du 5 octobre 2016, « Comment 2008 a tout changé »
L’analyse de George Friedman :
Geopolitical Futures, le 28 septembre 2016, George Friedman, How 2008 Changed Everything (accès libre)
https://geopoliticalfutures.com/how-2008-changed-everything/

(3) L’Obs, le 23 mars 2016, Aude Lancelin, Exclusif Emmanuel Todd, la France n’est plus dans l’histoire (sur abonnement)
http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160323.OBS7006/exclusif-emmanuel-todd-la-france-n-est-plus-dans-l-histoire.html
On peut consulter la totalité du papier ici (Les Crises.fr)

Léosthène, Siret 453 066 961 00013 France APE 221E ISSN 1768-3289
Directeur de la publication : Yves Houspic (yhouspic@gmail.com)
Directrice de la rédaction : Hélène Nouaille (helene.nouaille@free.fr)
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Tag(s) : #Etats-Unis
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