BALLAST
Avec un taux de syndicalisation à 40 % et des victoires sociales arrachées au gouvernement néolibéral de Mauricio Macri, le syndicalisme argentin a de quoi surprendre. C’est qu’il jouit d’une implantation conséquente dans la vie des travailleurs, fort de ses « œuvres sociales » (des sortes de mutuelles syndicales) et d’une tradition de lutte ancrée dans l’histoire du pays du Rio Plata.
Construit autour d’un modèle de syndicat unique, le syndicalisme argentin vogue en réalité de divisions syndicales en alliances politiques au fil de l’actualité électorale. Une puissance de masse, donc, mais également des liens aux pouvoirs politiques et économiques qui laissent dubitatifs.
Le modèle argentin questionne notre rapport aux modes d’organisation et d’action des salariés ; nous profitons d’un séjour à Buenos Aires pour creuser la question. ☰
Par Arthur Brault Moreau
Les vendeurs ambulants se sont installés le long de la rue qui mène de la plaza de Mayo jusqu’au Congrès. Ils proposent au passant des asados, les célèbres barbecues argentins.
Syndicats, partis politiques et mouvements sociaux des quartiers populaires de Buenos Aires ont répondu à l’appel syndical pour s’opposer à l’augmentation des tarifs — les tarifazos — des ressources de base (eau, électricité, gaz…).
Nous sommes le 10 janvier et la première manifestation de l’année commence. Les organisateurs encouragent les participants à brandir des torches pour symboliser les coupures d’électricité que les compagnies imposent aux foyers ne parvenant pas à suivre les hausses de prix.
Durant la marche, les pancartes et discussions excèdent pourtant très rapidement la question des tarifazos pour dresser le bilan du mandat de Mauricio Macri, à la tête du pays depuis 2015. Alors que la décennie des Kirchner développait une politique de plus forte redistribution et de soutien de la demande, le projet défendu par Macri favorise avant tout l’actionnariat international à travers d’importantes privatisations.
L’échec du modèle néolibéral n’a pas attendu longtemps pour se faire entendre : avec presque 30 % de pauvreté, 9 % de chômage et une inflation au plus haut niveau depuis 1991 (50 %), les trois années de macrisme laissent penser à une possible alternance politique1.
Nous rencontrons Hugo « Cachorro » Goboy, dirigeant du syndicat du public ATE, qui tranche alors « l’Argentine est dans une situation d’instabilité très forte. Dans le secteur national on compte plus de 35 000 licenciements depuis l’arrivée de Macri. Cette année, la lutte sociale va croître inévitablement ».
Entre février et octobre 2019, l’Argentine devra renouveler la presque totalité de ses représentants aux différents échelons du pouvoir (provinces, parlement, présidence). La marche des « torches » de ce début d’année sonne dès lors comme un avertissement : le mouvement social — avec à sa tête les syndicats — est bel et bien présent.
La force de résistance du syndicalisme argentin
« Ici comme ailleurs, les syndicats ont connu des échecs politiques, c’est certain. Mais nous n’avons pas connu de déroute sociale profonde comme dans beaucoup de pays occidentaux. »
Le syndicalisme argentin impressionne tout d’abord par sa taille. Dans le privé, il organise 35 % des travailleurs, dont la moitié dans le transport et l’industrie, et pas moins de 46 % dans le public, l’éducation et la santé en tête2. Ses quatre millions d’affiliés le singularisent du reste du continent, où le nombre de syndiqués dépasse rarement les 10 %, comme en Colombie — exceptions faites du Chili et du Brésil (20 %).
Mais ces chiffres sont à relativiser. Les 40 % d’affiliés concernent les travailleurs déclarés et ne prennent pas en compte les travailleurs du secteur de l’« économie populaire », ou « économie informelle », qui regrouperait à lui seul 37 % de l’ensemble des travailleurs argentins. Une fois pondéré, le taux de syndicalisation tombe à 25 ou 28 %3. Pas de quoi rougir pour autant : en comparaison, les États-Unis comptent 10 % de syndiqués, et la France 8 %.
Au-delà des chiffres, le syndicalisme argentin se distingue par une forte capacité à mobiliser et obtenir d’importantes victoires. « Cachorro » Godoy nous dresse un bilan : « Ici comme ailleurs, les syndicats ont connu des échecs politiques, c’est certain. Mais nous n’avons pas connu de déroute sociale profonde comme dans beaucoup de pays occidentaux. À l’inverse, nous avons pu imposer d’importants échecs au néolibéralisme. Cet état de fait explique en grande partie la vigueur de nos organisations, qui maintiennent leur niveau d’affiliation malgré les vagues de licenciements.»
En décembre 2016, les centrales parviennent à faire voter au parlement une « loi d’urgence sociale » qui prévoit, entre autres choses, un budget de 30 millions de pesos (environ 630 000 euros) pour les organismes d’assistance sociale auprès des travailleurs de l’économie populaire.
Lorsqu’en novembre 2017, le gouvernement de Macri tente de faire passer une réforme du code du travail — qui prévoit, à la manière des deux lois Travail en France, une importante réduction des protections et garanties de la législation nationale en termes de temps de travail et de licenciements —, les syndicats argentins sont parvenus, eux, à faire reculer, pour un temps, le gouvernement.
Et bien que la bataille ne soit pas finie, les syndicats ont déjà démontré leur capacité à bloquer le néolibéralisme et à imposer des mesures d’urgence sociale. C’est ce qui fait la fierté des centrales syndicales du pays. A la fin de l’entretien, Hugo « Cachorro » Godoy conclut : « Ce qui définit le syndicalisme argentin à l’heure actuelle, c’est son incroyable force de résistance. »