Les taux d’intérêt négatifs favorisent les ultra-riches et le capitalisme financier, en menaçant les épargnants et les classes moyennes.
Par Jean-Michel Quatrepoint, journaliste, auteur notamment de Alstom, scandale d’Etat, Dernière liquidation de l’industrie, Fayard, 2015
Aberration hier. Réalité aujourd’hui. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le capital ne rapporte plus. Pire, il coûte ! Les taux négatifs sont désormais la norme, en Europe, mais aussi au Japon, pour l’épargnant moyen. La rémunération du Livret A est inférieure à l’inflation. Idem pour les contrats en euros à capital garanti de l’assurance vie, ce placement préféré des Français (1700 milliards d’euros).
Les assureurs veulent orienter leurs clients vers des placements à risque
Les assureurs ont massivement investi dans les Bunds allemands, les bons du Trésor français et même ceux de l’Italie qui offrent toujours des taux négatifs, malgré une remontée des courbes depuis septembre 2019. Mécaniquement, les revenus de l’assurance vie chutent. Les assureurs sont donc tentés de fermer peu à peu les comptes en capital garanti, qui ne permettent plus une rémunération suffisante, tant des épargnants que des gestionnaires. Ils veulent orienter leurs clients vers des placements à risque, en actions et autres produits financiers.
Les grandes banques privées commencent à taxer, au-delà d’un certain seuil, les dépôts en liquide de leurs clients les plus fortunés. Elles répercutent ainsi le coût du taux négatif de 0,5% sur leurs liquidités excédentaires qu’elles sont obligées de déposer à la BCE.
« Helicopter money »
Comment expliquer que l’on en soit arrivé là ? D’où viennent ces taux négatifs, appelés apparemment à perdurer ? Tout commence, fin 2008, avec la faillite de Lehman Brothers et la crise financière qui s’est ensuivi. Une bulle s’était créée autour des subprimes (1) avec un excès de dettes immobilières privées. Les banques, notamment américaines, ayant accumulé des créances irrécouvrables, beaucoup se trouvaient en situation de quasi-faillite. Pour éviter un krach et un effondrement de l’économie mondiale, le président de la Banque centrale américaine, la FED, Ben Bernanke applique une nouvelle théorie monétaire, celle de l’Helicopter money. Les banques centrales, à commencer par la FED, jettent des tombereaux de monnaie que les pâles de l’hélicoptère saupoudreront sur l’ensemble de l’économie, et surtout sur les acteurs financiers.
Les États passent ainsi le relais aux banques centrales qui deviennent les acteurs majeurs de l’économie. La FED fait tourner la planche à billets, rachète aux banques leurs actifs toxiques. Son bilan passe en deux ans de 850 milliards à 4 500 milliards de dollars. Parallèlement, l’État émet plus de dettes, souscrites pour partie par la FED pour soutenir l’économie. Les Européens suivront l’exemple, quoique sur une moindre échelle.
La création monétaire aurait pu être orientée vers l’économie réelle, on a préféré laisser faire les marchés
L’Helicopter money de Ben Bernanke a sauvé le système financier américain, les grandes banques et Wall Street. Cette création monétaire abondante a eu un effet mécanique : les taux d’intérêt ont baissé. Mais ils restent outre-Atlantique positifs. Ne serait-ce que pour conserver au dollar son pouvoir attractif auprès des investisseurs internationaux. Faute de réinventer un nouveau modèle économique, on a donc, en 2008, sauvé les meubles. L’Helicopter money se contentant de déplacer la bulle, des dettes privées vers les dettes publiques. La création monétaire des Banques centrales aurait pu être canalisée, orientée vers l’économie réelle, vers des investissements collectifs, notamment les infrastructures. On a préféré laisser faire le marché.
Des bénéfices pour les ultra-riches
Les capitaux de plus en plus abondants se sont investis en Bourse, dans des opérations de LBO (2), dans des montages financiers rémunérateurs. Les entreprises ont multiplié les programmes de rachats d’actions pour faire monter les cours et assurer ainsi des plus-values à leurs actionnaires. En revanche, elles ont souvent négligé les investissements de long terme. On a continué à sabrer dans les effectifs et la masse salariale a été contenue.
Les délocalisations et la course aux moins-disant fiscal, social et environnemental ont maintenu des prix bas pour le consommateur. D’où une inflation plus que contenue. En revanche, une autre inflation est apparue : celle des actifs. Les ultra-riches, qui financent leur développement et leurs opérations en s’endettant à des taux très bas rachètent des entreprises, de l’immobilier, des œuvres d’art et en font grimper les prix. Ce qui accroît mécaniquement leur patrimoine.
Sauver la monnaie unique
La théorie de l’Helicopter money sera reprise en Europe, quelques années plus tard, sur une grande échelle, par Mario Draghi. Cet Italien, éduqué chez les Jésuites, est en réalité un pur produit de la finance mondiale. Son passage chez Goldman Sachs, dont il fut un vice-président, lui ont appris les arcanes de cet univers impitoyable et le langage qu’il faut tenir aux marchés. Succédant à Jean-Claude Trichet et confronté à la crise grecque, qui risque de faire imploser la zone euro, il applique la politique suivie par Ben Bernanke.
Il affirme que la BCE fera « tout ce qui est nécessaire pour sauver la monnaie unique ». Son action sera double. D’une part, il introduit, en 2014, un taux négatif (- 0,1 % et – 0,5 % aujourd’hui) sur les dépôts que les banques sont tenues de déposer à la BCE. D’autre part, à partir de 2015, la banque centrale entame un programme de rachat d’actifs, d’abord de la dette publique, étendu ensuite aux dettes d’entreprises. Au total, en quatre ans, la BCE a ainsi acquis 2 600 milliards d’euros d’actifs. Au passage, Mario Draghi, qui se souvient qu’il est Italien, sauve son pays. La dette italienne (130 % du PIB) est recyclée. La Banque d’Italie, la BCE, mais aussi la Bundesbank en sont désormais les principaux détenteurs. En France, la Banque de France et les fonds euros de l’assurance vie rachètent massivement la dette française.
Draghi, plus loin que Bernanke
En introduisant durablement les taux négatifs – ce que n’a jamais fait la Fed – Mario Draghi va plus loin que Ben Bernanke. Pour un investisseur en euro, 70% des revenus à taux fixe sont désormais à rendement négatif. Au niveau mondial, les emprunts des États et des entreprises offrant des rendements négatifs atteignent désormais 17 000 milliards de dollars, soit 20% du PIB mondial. La BCE a suivi le chemin emprunté par le Japon, il y a près de 30 ans. Des déficits publics financés par l’épargne locale à des taux de plus en plus bas. Résultat ? La dette publique japonaise atteint 240% du PIB, avec une inflation voisine de zéro, une consommation stagnante, tout comme la croissance.
En basculant dans l’univers des taux négatifs, c’est un bien inquiétant message que les banques centrales et les marchés financiers émettent
Et si les taux négatifs étaient finalement le révélateur d’une nouvelle idéologie : celle de la décroissance ? Dans la théorie économique classique, le taux d’intérêt est la récompense de l’acte d’épargne. « Je mise sur le futur, plutôt que de satisfaire une consommation immédiate et j’en reçois une récompense par l’intérêt qui m’est versé ». La croyance dans un avenir meilleur et le niveau des taux sont intimement liés.
Or, en basculant dans l’univers des taux négatifs, c’est un bien inquiétant message que les banques centrales et les marchés financiers émettent. Ils se projettent dans un monde de décroissance et de baisse des prix. Cent euros aujourd’hui vaudront moins demain. « Je prête 100 euros et j’accepte que l’on ne m’en rembourse que 95 demain parce que je ne crois pas dans le futur et que je ne veux pas prendre de risques. »
Addiction à la planche à billets
Le court-termisme a pris le pas sur la vision à long terme. L’argent injecté par les banques centrales ne va plus dans l’économie réelle (...)
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