Edward Snowden, vu par la CIA
Si je tombe d’une fenêtre, vous pouvez être sûr que j’aurais été poussé »
Dans un entretien avec le Spiegel, Edward Snowden, lanceur d’alerte, raconte comment il a réussi à tromper l’agence de renseignement la plus puissante du monde, sa vie en Russie et pourquoi Internet doit être réinventé.
Entretien réalisé par Martin Knobbe et Jörg Schindler
[Der Spiegel (littéralement « Le Miroir ») est un magazine allemand d’investigation créé par Rudolf Augstein en 1946-1947, NdT]
Vendredi 13 septembre 2019
Réservez une suite dans un hôtel de luxe à Moscou, envoyez le numéro de la chambre crypté à un numéro de portable prédéterminé, puis attendez un message de retour indiquant une heure précise : rencontrer Edward Snowden, c’est en gros comme les enfants imaginent le grand jeu de l’espionnage.
Mais ce lundi, il était là, debout dans notre chambre au premier étage de l’Hôtel Metropol, aussi pâle et d’allure juvénile que la première fois que le monde l’a vu en juin 2013. Depuis six ans, il vit en exil en Russie. Les États-Unis le considèrent comme un ennemi de l’État, au même titre que Julian Assange, depuis qu’il a révélé, avec l’aide de journalistes, toute la portée du système de surveillance mis en place par la National Security Agency (NSA). Pendant un certain temps, cependant, il est resté silencieux sur la façon dont il a fait sortir clandestinement les secrets du pays et quelles étaient ses motivations personnelles.
Désormais, cependant, il a écrit un livre à ce sujet. Il sera publié dans le monde entier le 17 septembre sous le titre « Permanent Record ». Avant la publication, Snowden a passé plus de deux heures et demie à répondre patiemment aux questions du Spiegel.
Spiegel : M. Snowden, vous avez toujours dit : « Je ne suis pas l’histoire ». Mais maintenant vous avez écrit 432 pages sur vous-même. Pourquoi ?
Edward Snowden : Parce que je pense qu’il est plus important que jamais d’expliquer au public les systèmes de surveillance et de manipulation de masse. Et je ne peux pas expliquer comment ces systèmes ont vu le jour sans expliquer mon rôle dans leur construction.
Spiegel : N’était-ce pas aussi important il y a quatre ou même six ans ?
Snowden : Il y a quatre ans, Barack Obama était président. Il y a quatre ans, Boris Johnson n’était pas là et l’AfD (le parti populiste de droite allemand Alternative for Germany) était encore une plaisanterie. Mais maintenant, en 2019, personne ne rit. Quand vous regardez partout dans le monde, quand vous regardez la fragmentation croissante de la société, quand vous voyez cette nouvelle vague d’autoritarisme qui balaie de nombreux pays : partout où les classes politiques et commerciales se rendent compte qu’elles peuvent utiliser la technologie pour influencer le monde à une tout autre échelle que celle dont on disposait auparavant. Nous voyons nos systèmes être attaqués.
Spiegel : Quels systèmes ?
Snowden : Le système politique, le système juridique, le système social. Et nous avons tendance à penser que si nous nous débarrassons des gens que nous n’aimons pas, le problème est résolu. On y va : « Oh, c’est Donald Trump. Oh, c’est Boris Johnson. Oh, ce sont les Russes ». Mais Donald Trump n’est pas le problème. Donald Trump est le produit du problème.
Spiegel : Une défaillance du système.
Snowden : Oui. Et c’est pourquoi j’écris ce livre maintenant.
Spiegel : Vous écrivez que vous vouliez dire la vérité. Quel est le plus gros mensonge qu’on ait raconté sur vous ?
Snowden : Oh, mon Dieu, il y en a des millions comme ça. Le plus grand était…
Spiegel : que vous étiez un espion russe ?
Snowden : Non, même pas celui-là, mais que c’était mon plan de finir en Russie. Même la NSA admet que la Russie n’était pas ma destination prévue. Mais les gens le répètent parce que c’est de la culpabilité par association. Cela fait partie de cette guerre typique qui se déroule en ce moment. Les faits n’ont pas d’importance. Ce que vous savez est moins important que ce que vous ressentez. C’est corrosif pour la démocratie. De plus en plus, nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur certaines choses. Si vous ne pouvez même pas reconnaître ce qui se produit, comment pouvez-vous avoir une discussion sur la raison pour laquelle cela se produit ?
Spiegel : En écrivant, avez-vous découvert des vérités sur vous-même que vous n’aimiez pas ?
Snowden : La chose la moins flatteuse est de réaliser à quel point j’étais naïf et crédule et comment cela pourrait faire de moi un outil de systèmes qui utiliserait mes compétences pour une action néfaste à l’échelle mondiale. La classe dont je fais partie, la communauté technologique mondiale, a longtemps été apolitique. Nous avons cette tradition de pensée : « Nous allons rendre le monde meilleur. »
Spiegel : C’était votre motivation quand vous êtes entré dans le monde de l’espionnage ?
Snowden : Entrer dans le monde de l’espionnage semble exagéré. J’y ai vu un énorme éventail de possibilités parce que le gouvernement, dans sa campagne éclair de financement après le 11 septembre 2001, cherchait désespérément à embaucher quelqu’un possédant des compétences techniques de haut niveau et une habilitation de sécurité. Et il se trouve que j’avais les deux. C’était un peu étrange d’être encore un tout jeune garçon et d’être amené au siège de la CIA, en charge de tout le réseau de la région métropolitaine de Washington.
Spiegel : N’était-ce pas également de pouvoir s’immiscer dans la vie de presque tout le monde par le biais du piratage informatique parrainé par l’État ?
Snowden : Il faut se rappeler qu’au début, je ne savais même pas que la surveillance de masse existait parce que je travaillais pour la CIA, qui est une organisation humaine dans le renseignement. Mais quand j’ai été envoyé au quartier général de la NSA et que mon tout dernier poste m’a permis de travailler directement avec un outil de surveillance de masse, il y avait un type qui était censé me former. Et parfois, il se retournait sur sa chaise, me montrant des nus d’une quelconque cible féminine qu’il surveillait. Dans le genre : « Bonus ! »
Spiegel : Y a-t-il eu un tournant pour vous ?
Snowden : Non, c’est arrivé au fil des ans. Mais je me souviens d’un moment précis : à mon dernier poste, j’étais analyste en infrastructure. Il existe essentiellement deux formes d’analystes de la surveillance de masse à la NSA. Il y a des analystes de la personne, ils ne font que lire le trafic Facebook des gens, leurs chats, leurs messages. Les analystes d’infrastructure sont fréquemment utilisés pour le contre-hacking. Nous essayons de voir ce que d’autres nous ont fait, sans avoir de noms ou de numéros. Au lieu de surveiller les gens, vous surveillez les appareils.
Spiegel : Comme un ordinateur public ?
Snowden : Par exemple, nous suivions un ordinateur dans une bibliothèque et allumions la caméra pour voir les utilisateurs. Et vous l’enregistrez et stockez le fichier vidéo au cas où il deviendrait intéressant plus tard. On a une tonne de photos de cybercafés irakiens. Je suis donc tombé sur un enregistrement de ce type qui était ingénieur quelque part en Asie du Sud-Est et qui postulait un emploi dans une université soupçonnée d’être liée à un programme nucléaire ou à une cyberattaque. Je ne m’en souviens même pas parce qu’il y a toujours une justification. Et cet homme avait son enfant sur ses genoux, qui tapait innocemment sur le clavier.
Spiegel : C’est là que vous avez eu une prise de conscience ?
Snowden : Je savais que j’utilisais des outils de surveillance de masse. Mais tout cela était resté très abstrait. Et soudain, tu vois quelqu’un te regarder à travers l’écran. Ils ne savent pas qu’ils te regardent, bien sûr. Mais vous vous rendez compte que, au fur et à mesure que les gens lisent, nous les lisons. Et ces systèmes étaient arrivés jusque-là sans que personne ne le sache. Il m’a fallu une éternité pour développer un sentiment de scepticisme. Mais une fois qu’il a commencé petit à petit, il a en quelque sorte continué à se développer parce que vous êtes plus conscient. Vous cherchez plutôt des contradictions dans ce que vos employeurs vous disent et ce qu’ils font réellement.
Spiegel : Vous êtes tombé gravement malade et vous avez fait une dépression. Avez-vous déjà eu des pensées suicidaires ?
Snowden : Non ! C’est important pour le compte rendu. Je ne le suis pas maintenant et je n’ai jamais été suicidaire. J’ai une objection philosophique à l’idée de suicide, et si je tombe d’une fenêtre, vous pouvez être sûr que j’ai été poussé.
Spiegel : Quand vous avez commencé à rassembler les informations qui seraient plus tard connues sous le nom de fichiers Snowden, vous travailliez à Hawaï pour l’« Office of Information Sharing » [le bureau du partage de l’information, NdT]. On dirait une blague.
Snowden : J’étais le seul employé de ce bureau. J’ai fini sur cette chaise par accident. Après ma crainte pour ma santé, j’essayais de me détendre, de reconstruire ma relation, de réparer tout ça. On m’a donné mandat pour avoir accès à tout. Et par pur hasard, j’ai été affecté à une grande équipe d’ingénieurs systèmes Windows. Ils savaient que j’avais de l’expérience en tant qu’administrateur de systèmes et ingénieur. Et ils sont genre : Oh, vous pouvez nous aider sur ce domaine. Donc j’avais juste un accès ridicule. C’était un accès incroyable. La NSA n’a jamais réalisé à quel point je serais bon dans ce travail d’échange d’informations.
Spiegel : C’était dans un bureau souterrain, exact ?
Snowden : Oui, c’était dans « le tunnel ». Il y a cette longue route qui traverse le centre d’Oahu. Et il y a juste ce petit parking sur la gauche avant une base aérienne gigantesque, qui est une installation sécurisée de la NSA. Et depuis l’aire de stationnement, vous passez par un long tunnel qui mène à une colline sur laquelle poussent des ananas.
Spiegel : Comment avez-vous sorti clandestinement les fichiers de ce complexe ?
Snowden : Il y a une limite aux détails que je peux donner parce que je pourrais un jour être au tribunal. Ce n’est pas que cela importe vraiment parce que si je me retrouve un jour dans une salle d’audience, je passerai le reste de ma vie en prison.
Spiegel : Vous écrivez que vous avez parfois introduit des cartes mémoire SD dans un Rubik’s cube.
Snowden : La partie la plus importante du Rubik’s cube n’était en fait pas un dispositif de dissimulation, mais un dispositif de distraction. J’ai dû sortir des choses de cet immeuble plusieurs fois. J’ai vraiment donné des Rubik’s cube à tout le monde dans mon bureau comme cadeaux et les gardes me voyaient aller et venir avec ce Rubik’s cube tout le temps. Donc j’étais le gars du Rubik’s cube. Et quand je suis sorti du tunnel avec ma contrebande et que j’ai vu l’un des gardes qui s’ennuyait, je lui ai parfois jeté le cube. C’est du genre: « Oh, mec, j’avais un de ces trucs quand j’étais gosse, mais tu sais, je n’ai jamais pu le résoudre. Alors j’ai enlevé les autocollants ». C’est exactement ce que j’avais fait, mais pour des raisons différentes.
Spiegel : Vous avez même mis des cartes SD dans la bouche.
Snowden : Quand tu fais ça pour la première fois, tu descends le couloir et tu essaies de ne pas trembler. Et puis, au fur et à mesure que vous le faites, vous vous rendez compte que ça marche. Vous réalisez qu’un détecteur de métaux ne détectera pas une carte SD parce qu’elle contient moins de métal que les petits trucs en métal de vos jeans. [par exemple sur les poches NdT}
Spiegel : Vous avez lu des actes d’accusation contre d’anciens lanceurs d’alerte pour apprendre de leurs erreurs. Qu’avez-vous découvert ?
Snowden : C’était pour essayer de déterminer où se trouvaient les points de danger maximum, où les arrestations sont effectuées, où et comment les fouilles sont faites. Je pensais que ce serait des pièges, un endroit où ils peuvent juste vous enfermer ou bien à la sortie du tunnel. Un soir, je sors du parking, et il y a un véhicule de police de la NSA derrière moi. Donc je suis juste comme quelqu’un qui se dit : Oh mon Dieu, conduis prudemment ! Mais ils partaient pour la fin de leur journée et ne m’ont pas embêté.
Spiegel : Comment avez-vous fait face à la perspective d’être traité comme un traître ?
Snowden : Vous devez avoir l’assurance que vous faites ce que vous faites pour les bonnes raisons. Il ne suffit pas de croire en quelque chose. Si vous voulez vraiment que les choses changent, vous devez être capable de prendre un risque.
Spiegel : Qu’avez-vous fait le dernier jour de votre séjour à Hawaï avant de vous enfuir à Hong Kong pour rencontrer des journalistes ?
Snowden : Il ne s’agissait essentiellement que de travail et de chagrin et d’essayer de trouver le moyen de ne pas commettre d’erreur. Rédiger une note pour Lindsay…
Spiegel : …qui était votre petite amie à l’époque, et qui est maintenant votre femme. Quel genre de mot ?
Snowden : Juste pour dire que je dois partir pour mon travail parce que je ne pouvais pas lui raconter ce que j’étais en train de faire.
Spiegel : Pourquoi n’avez-vous pas pu ?
Snowden : Si j’en avais parlé à Lindsay, ou à ma famille, et qu’ils n’avaient pas immédiatement appelé le FBI, le gouvernement aurait pu dire qu’ils étaient complices d’un complot selon les lois américaines.
Spiegel : Vous n’avez jamais parlé à Lindsay de vos doutes et de vos pensées pour qu’elle puisse comprendre un peu mieux ce qui se passait chez vous ?
Snowden : Je pense qu’elle pouvait voir un changement dans mon humeur. Mais je devais faire attention. Si tu aimes quelqu’un, tu ne lui dis pas des choses qui pourraient le conduire en prison.
Spiegel : Prévoyez-vous de rentrer dans votre pays d’origine un jour ou l’autre ?
Snowden : Il semble de plus en plus probable qu’un jour je pourrai y retourner. Vous ne voyez pas les mêmes allégations contre moi en 2019 qu’en 2013. Toutes les allégations au sujet de cet énorme préjudice à la sécurité nationale ont été retirées. En même temps, les bénéfices publics de ce qui s’est passé en 2013 sont devenus de plus en plus clairs.
Spiegel : Vous décrivez votre arrivée à Moscou comme une promenade de santé. Vous dites que vous avez refusé de coopérer avec les services secrets russes du FSB et qu’ils vous ont laissé partir. Cela nous semble peu plausible.
Snowden : Je pense que ce qui explique le fait que le gouvernement russe ne m’ait pas pendu la tête en bas par les chevilles et ne m’ait pas assené une décharge électrique avant que les secrets soient révélés était que chacun dans le monde y accordait de l’attention. Ils ne savaient simplement pas quoi faire. Ils ne savaient pas comment gérer ça. Je pense que leur réponse était : « Attendons de voir ».
Spiegel : Avez vous des amis russes ?
Snowden : J’essaie de garder une distance entre moi et la société russe, et c’est tout à fait intentionnel. Je vis ma vie avec la communauté anglophone. Je suis le président de la Fondation pour la Liberté de la presse. Et, tu sais, je suis un chat d’intérieur. Peu importe où je suis – Moscou, Berlin, New York – tant que j’ai un écran à regarder.
Spiegel : Il n’y a donc pas de vie extérieure ?
Snowden : Bien sûr que oui. J’ai rendez-vous avec des amis en ville et je sors dîner. Je me promène dans le parc avec Lindsay. Je prends le métro. Je prends des taxis. Et je condamne régulièrement le bilan du gouvernement russe en matière de Droits de l’Homme et son refus d’organiser des élections libres et équitables. Mais je ne fais pas de selfies devant le Kremlin, car le gouvernement américain s’en servirait pour m’attaquer et discréditer tout le travail que je fais.
Spiegel :La lanceuse d’alerte de WikiLeaks, Chelsea Manning, a été condamnée à une longue peine de prison et est actuellement de retour en prison. Le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, a été emprisonné et attend d’être extradé vers les États-Unis. Êtes-vous le prochain ?
Snowden : J’espère que non. Mais écoutez, si j’avais voulu vivre une vie tranquille, je serais toujours installé à Hawaï au paradis avec la femme que j’aime à encaisser un énorme salaire pour ne faire pratiquement aucun travail. Mais qu’est-ce qui fait une vie ? Ce n’est pas seulement ce que nous pensons être, ce sont les choix que nous faisons. Si je ne peux pas rentrer dans mon pays, je saurai au moins que je l’ai amélioré. Et quoi qu’il arrive, c’est quelque chose avec quoi je peux vivre.
Spiegel : Les autorités occidentales accusent régulièrement le gouvernement russe d’être l’un des plus grands perturbateurs du monde numérique. Ont-ils raison ?
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