Dans leur malheur, il y a quelques décennies, les Chiliens ont eu la chance (même si on peut la considérer très relative) de ne pas voir leur tragédie défigurée. Au lendemain du 11 septembre 1973 et du renversement du socialiste Salvador Allende par le général Augusto Pinochet, aucun média digne de ce nom n’aurait osé nier qu’il y ait eu un « Coup d’Etat à Santiago ».
Autres temps, autre type de « golpe » (dans la mesure du possible moins sanglant), autres « professionnels » de l’information. Le 15 novembre 2019, après que le chef de l’Etat en exercice, arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, ait été contraint à abandonner le pouvoir sous la pression de la police et de l’armée, le quotidien Le Monde transformait la victime en responsable et se fendait d’un éditorial singulier : « Bolivie : les erreurs d’Evo Morales ».
Et il ne fut pas le seul. En syntonie parfaite avec ceux de ses confrères qui, sur place – Pagina Siete, El Deber, La Razón, Unitel, Red Uno, Bolivisión, etc. –, ont accompagné et soutenu la défenestration du candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS) en l’accusant de « fraudes » lors des élections du 20 octobre, la « commentocrature » hexagonale a elle aussi exécuté l’ex-chef de l’Etat.
Infaillible, s’exprimant ex catedra du haut de son nombril, l’inévitable « public-privé » Anthony Bellanger (selon les jours sur France Info, France Inter, France Culture ou BFM TV), se gausse, dès le 23 octobre (sur France Inter) du décompte électoral qui, « miraculeusement », a permis au chef de l’Etat en exercice d’être réélu. Deux jours plus tard, relayant Washington, Bruxelles et les capitales latino-américaines les plus inféodées à Donald Trump, France Info titre : « Evo Morales réélu dès le premier tour, la communauté internationale hausse le ton ».
Dans sa revue de presse, Camille Magnard, ce même 25, sur France Culture, s’intéresse comme nous au traitement médiatique de la crise et, après avoir cité sans aucune réserve le Washington Post (Etats-Unis), Los Tiempos et El Deber (Bolivie), La Jornada (Mexique), Deutsche Welle (Allemagne), neutres par définition, s’inquiète de « la couverture très abondante mais pas forcément très impartiale, que fait la chaîne d’Etat vénézuélienne TeleSur de cette présidentielle en Bolivie... Après tout, débusquer des complots impérialistes dirigés depuis Washington, à Caracas, ça fait longtemps que c’est devenu une spécialité. »
Fondu-enchaîné sur Libération… Le 11 novembre, sur son site, le quotidien reprend, brute de décoffrage, une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) : « Explosion de joie en Bolivie après la démission d’Evo Morales ». Dans Le Point (20 novembre), Claire Meynial analyse avec une extrême finesse les réussites économiques du gouvernement sortant – « Il y a eu une bulle de consommation, car on a sorti un million de personnes de la pauvreté, mais beaucoup grâce au secteur informel et au narcotrafic » – avant d’affiner sa « pensée » : « L’idéologue du MAS, [le vice-président Álvaro] Garcia Linera, pense en termes d’ennemis et amis, il s’inspire de Carl Schmitt, le théoricien nazi. »
Charlie demeure fidèle à ses vieilles haines rances : directeur de la publication (2004-2009) avant de prendre la tête de France Inter (2009-2014)sous la présidence de Nicolas Sarkozy, Philippe Val n’avait pas de mots assez méprisants pour vilipender « l’Indien à poncho », marionnette de Hugo Chávez et Fidel Castro, qui avait eu le toupet de nationaliser les ressources en gaz de son pays ; tout aussi inspiré, le 29 octobre, le « vert » Fabrice Nicolino bave un venin qui n’a rien de « bio » : « Au moment où ces lignes sont écrites, il est certain que l’Etat bolivien a choisi de truander les résultats du 20 octobre, en donnant brutalement à Morales dix points d’avance sur le deuxième candidat, ce qui prive les électeurs d’un second tour. »Tandis que sur le site de RFI c’est « l’unité des Boliviens » qui a permis de « libérer » la Bolivie, le quotidien espagnol El País informe ses lecteurs que nombre d’entre eux protestent, lui reprochant de ne pas qualifier la « destitution » d’Evo Morales de « mutinerie » de l’armée, mais qu’il préfère attendre de voir comment tournent les événements [1].
A ce jour, on attend toujours qu’il ait fini d’attendre…
Les putschistes, eux, n’ont pas jugé utile de patienter indéfiniment. Ils ont immédiatement récompensé l’un de ceux qui les ont aidés à justifier la prise du pouvoir par Jeanine Añez, la présidente autoproclamée. Le 7 décembre, à Santa Cruz, le journaliste de CNN Fernando del Rincón a reçu des mains de la pseudo ministre de la communication, Roxana Lizárraga, une plaquette commémorative le remerciant pour sa couverture des vingt-et-un jours de conjuration. Une honte n’arrivant jamais seule, del Rincón a été fait « citoyen d’honneur » par le gouvernorat de cette même ville de Santa Cruz, cœur de la droite la plus réactionnaire et épicentre de la rébellion.
En France, seuls L’Humanité, Le Monde diplomatique, Ruptures, Golias (et peut-être une infime poignée d’autres qui nous pardonneront de ne pas les avoir repérés), auxquels on ajoutera, dans un autre registre, un certain nombre de sites présents sur les réseaux sociaux, sauveront l’honneur en appelant un chat un chat et un coup d’Etat un coup d’Etat.
Puisque c’est hautement nécessaire, on résumera ici (le plus succinctement possible) les chapitres précédents.
Guerre de l’eau (2002 ; un mort et des dizaines de blessés), Guerre du gaz (2003 ; 86 morts)… Aux portes d’une guerre civile provoquée par l’ère glaciaire du néolibéralisme, la Bolivie voit se succéder, entre 2001 et 2005, cinq présidents : l’ex-dictateur Hugo Banzer (1971-1978) élu cette fois démocratiquement (1997-2001) ; son dauphin Jorge Quiroga (2001-2002) ; l’ultra-libéral Gonzalo Sánchez de Lozada (2002-2003) auquel succède son vice-président Carlos Mesa (2003-2005) ; Eduardo Rodríguez, qui assumera l’intérim après la chute des deux précédents.
Elu député de sa circonscription en 1997, sous les couleurs du MAS, avec le pourcentage de votes le plus haut du pays (61,8 %), le paysan amérindien et syndicaliste « cocalero » Evo Morales a été expulsé du Congrès en 2002 sur ordre de l’ambassade des Etats-Unis, pour l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle. Malgré une campagne de discrédit infernale sur le thème « coca-cocaïne », il réussit à y participer. Aucun des candidats n’obtenant la majorité, c’est le Congrès qui tranche entre les deux candidats arrivés en tête (Sánchez de Lozada, 22,5 % des votes ; Evo Morales, 20,9 %). Très sensibles aux desiderata de Washington, les parlementaires choisissent Sánchez de Lozada par 84 voix contre 43.
Après le renversement de ce dernier par une révolte populaire, et sa fuite à Miami, « Evo », comme l’appellent familièrement ses partisans, remporte le scrutin présidentiel de 2005 avec 53,7 % des suffrages. En 2009, il portera ce score à 64,1 % et, en 2014, à 61,36 %. A chaque fois, le MAS jouit d’une très large majorité.
Conformément à une loi quasi universelle, de tels succès ne doivent rien au hasard. Sur le plan symbolique, le pays où les 36 groupes indigènes – dont les deux principaux, Aymara et Quechua – ont historiquement été marginalisés devient l’Etat plurinational de Bolivie. L’emblème multicolore des peuples autochtones – la « Wiphala » – flotte aux côtés du drapeau national. Le gouvernement compte désormais des ministres « cholos » [2], indigènes et « k’aras » (blancs en Aymara).
La nationalisation des ressources gazières et de gisements miniers vont permettre, grâce aux revenus qu’elle procure, le développement de programmes sociaux (dans les douze mois qui ont suivi la renégociation des contrats pétroliers et gaziers, les ressources fiscales du pays passeront de 680 à 1,6 milliards de dollars). Dans les zones rurales où elle atteignait des niveaux supérieurs à 77,7 % en 2005, la pauvreté se réduit de moitié. L’endettement rendant le pays dépendant de l’aide externe et des institutions financières internationales n’est plus qu’un souvenir lointain.
Tout en considérant qu’il y a encore beaucoup à faire, on pourrait développer largement cette liste des droits nouveaux et des progrès accumulés en profitant de la stabilité politique retrouvée.
Cette réussite évidente, pour le plus grand bien du plus grand nombre, laisse parfaitement indifférents, pour ne pas dire violemment hostiles, les secteurs de l’oligarchie traditionnelle, les froids calculs de la société marchande, la tyrannie privée des firmes multinationales et ceux qui, invoquant les raisons les plus diverses, les ont ralliés pour « faire tomber Evo ».
Premier acte de la mécanique infernale : le « fameux » référendum du 21 février 2016. L’article 168 de la Constitution de 2009 ne permet pas à Morales de se présenter pour un troisième mandat que beaucoup, au sein des secteurs populaires, pour les raisons précédemment évoquées, souhaitent ardemment [3]. Pour permettre une modification de cet article et une possible candidature à la réélection, un référendum est organisé ce 21 février.
Tous les sondages d’opinion donnent le « oui » vainqueur. A deux semaines de l’échéance, une manipulation sophistiquée permet, sur la base d’affirmations diffamatoires, qui se révéleront ultérieurement totalement mensongères, de présenter le chef de l’Etat comme un corrompu. Grâce à la caisse de résonnance des médias, ce brouillage de son image atteint l’objectif recherché, en particulier auprès des classes moyennes urbaines [4]. Le « non » l’emporte de peu, avec 51,3 % des voix.
La légende noire du « caudillisme d’Evo » s’efforcera par la suite, avec succès, d’occulter ce sabotage d’une consultation électorale grâce à l’utilisation d’une « fake news » – dite également « infox » ou « post-vérité » [5].
Estimant à juste titre que le jeu a été truqué, Morales et le MAS vont tourner la difficulté en utilisant « le droit d’élire et d’être élu » (sans limites de mandats ni de durée) présent dans l’article 23 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH), traité international qui, signé et ratifié par la Bolivie, prévaut sur la Constitution, comme le stipule cette dernière, lorsqu’il comporte des droits supérieurs en matière de droits humains.
Comme le fait traditionnellement la droite vénézuélienne, l’opposition à Morales – et en particulier son rival conservateur de Communauté citoyenne (CC), Carlos Mesa – entonne de longs mois à l’avance le grand air de la fraude. La stratégie atteint son apogée dès le lendemain du premier tour de scrutin du 20 octobre 2019. L’épisode est connu dans ses grandes lignes. Mais des lignes quelque peu tordues...
Le dimanche en question, peu avant 20 heures et d’après 84 % des bulletins dépouillés dans le cadre de la Transmission des résultats électoraux préliminaires (TREP), un comptage rapide et dépourvu de caractère officiel, Morales arrive en tête avec 45,28 % des voix, suivi de Mesa (38,16 %). Un second tour est alors nécessaire – la victoire ne pouvant être attribuée qu’à un candidat atteignant la majorité de 50 % des suffrages ou 40 % avec plus de 10 points d’écart sur le second.
Le lendemain, après arrêt du processus de dépouillement pendant de longues heures, ce qu’avait prévu et annoncé le Tribunal suprême électoral (TSE) – mais dont il s’expliquera ultérieurement très confusément –, le chef de l’Etat dispose des 10 points de différence requis pour l’emporter immédiatement. Rien d’anormal : comme on l’a constaté lors des élections précédentes, les zones rurales, indiennes et paysannes, très majoritairement favorables à « Evo », mais dont les résultats arrivent en dernier du fait des difficultés de communication, font basculer ce qui n’était qu’une estimation provisoire. D’après les autorités légitimes, Morales gagne la présidentielle au premier tour.
« Changement inexplicable de tendance » ! Mesa déclenche les hostilités et, comme il l’avait annoncé, refuse d’accepter le résultat. Résultat que, en réalité, on ignore encore, puisque le décompte « officiel » du TSE, le seul qui fasse foi, n’est en rien terminé (il ne le sera que le 24 octobre en fin d’après midi, octroyant 47,08 % des suffrages à Morales et 35,51 % à Mesa). Egalement trop impatiente pour attendre l’échéance légale, l’Organisation des Etats américains (OEA), que dirige un virtuel employé du Département d’Etat américain, l’uruguayen Luis Almagro, questionne immédiatement la transparence du processus. Les Etats-Unis font chorus et, fidèle à elle-même, l’Union européenne (UE) suit. De concert avec Mesa, tout ce beau monde réclame un second tour – que rien, à ce moment, ne permet de justifier ou réfuter.
Commencées dès le soir de l’élection, les manifestations de l’opposition s’intensifient sous l’impulsion d’un très hétéroclite Comité national de défense de la démocratie (CONADE) et des tristement célèbres Comités civiques (dont nous reparlerons plus avant). Puis tournent à la violence et au blocage des zones urbaines pendant plusieurs jours à La Paz, Potosí, Chuquisaca, Cochabamba, Oruro, Tarija, Trinidad et Santa Cruz. Réduisant en fumée urnes, bulletins de votes et procès verbaux, quatre des neuf tribunaux électoraux départementaux sont pris d’assaut et incendiés.
Soumis à une forte pression, mais sûr de son bon droit, Evo Morales accepte que, à partir du 31 octobre, un audit intégral des élections – qu’il souhaite « technique et juridique, pas politique » – soit effectué par l’OEA. Laquelle produira un rapport… « contraignant », qu’il promet de respecter. Un certain nombre de connaisseurs de l’Amérique latine s’alarment immédiatement.
Rien en Histoire n’est totalement nouveau.
Très fortement influencée par Washington – qui la finance à 60 % –, l’OEA a trafiqué en 2011 le résultat de l’élection présidentielle en Haïti ; a entériné la fraude au Honduras en 2013 et surtout 2018, au profit du néolibéral et post-putschiste Juan Orlando Hernández. Almagro mène une campagne frénétique contre le Venezuela, le Nicaragua et Cuba. Violant ouvertement les statuts de l’Organisation, il y a accordé un siège au représentant du président imaginaire vénézuélien Juan Guaido. Le 30 octobre, à Quito, lors de l’inauguration de la 7e Réunion des ministres de sécurité publique des Amériques, il va féliciter le président équatorien Lenín Moreno pour la manière dont il a réprimé le mouvement social qui, du 3 au 13 octobre, a embrasé son pays.
Un tel individu laisserait Evo Morales l’emporter ? Difficile à envisager. En parfait porte-parole des seuls 12 pays (sur 33) qui l’appuient au sein de l’organisation continentale – Argentine (encore présidée par Mauricio Macri), Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Salvador, Etats-Unis, Guatemala, Honduras, Paraguay, Pérou (plus le « Venezuela virtuel » de Guaido) –, Almagro ne s’émeut effectivement pas des déclarations menaçantes de Luis Fernando Camacho, dirigeant fascisant du Comité civique de Santa Cruz, qui a donné 48 heures à Evo Morales pour quitter la Casa Grande del Pueblo, la tour moderne et centrale où se trouve, à La Paz, le bureau du chef de l’Etat.
L’OEA a annoncé qu’elle remettra un rapport préliminaire de...
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