Macron et le sens de l'humain
René Fiévet, qui participe avec pertinence à plusieurs débats sur ce blog, est militant du Parti socialiste.
Plus personne ne peut ignorer aujourd’hui les différents épisodes de cette triste affaire concernant le congé parental suite au décès d‘un enfant. Il me semble que tout a été dit, ou presque, sur la façon dont le gouvernement s’est fourvoyé « dans les règles », c‘est à dire sur la base d’un raisonnement rationnel, en mettant au second plan les considérations humaines élémentaires (ou du moins, pour être équitable, en donnant l’impression de les mettre au second plan).
Mais il y a quelque chose qui n’a pas donné lieu à commentaires, et qui pourtant le mérite, selon moi. C’est la façon dont Emmanuel Macron a lui-même commenté cette affaire. Il l’a fait lundi dernier lors de son voyage en Pologne. Je le cite : « le gouvernement va corriger les choses pour que l’humanité retrouve l’efficacité. »
Sur le coup, je n’ai pas réagi en prenant connaissance de cette déclaration. Et pourtant, ces propos revenaient en boucle dans mon esprit, la dernière partie de la phrase « trottait » dans ma tête. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. Et je me suis mis à réfléchir sur la signification de cette phrase.
« Il faut que l’humanité retrouve l’efficacité », nous dit donc Emmanuel Macron. Vous ne trouvez pas cette phrase un peu bizarre ? On s’attendrait plutôt à ce que Macron inverse l’ordre des facteurs, en disant quelque chose du genre : « il faut que l’efficacité retrouve le sens de l’humain. » En d’autres termes, c’est l’efficacité qui fait mouvement par rapport à l’humain. Soit elle s’en éloigne, soit elle s’en rapproche, mais au bout du compte, c’est l’efficacité qui doit s’ajuster car ce qui est humain est un invariant. Et on sait bien que le principe d’efficacité poussé jusqu’au bout de sa logique peut aboutir à créer de graves dégâts humains. Nous connaissons tous ces terribles expressions : « qui veut la fin veut les moyens », « on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, » etc.
Mais pour Macron, c’est plutôt l’inverse : la vertu cardinale, non négociable, c’est le principe d’efficacité. C’est l’invariant. Et c’est l’humanité qui doit faire mouvement. Soit pour se rapprocher de l’efficacité, soit pour s’en éloigner. Aujourd’hui, il faut donc que l’humanité « retrouve » l’efficacité (qu’elle avait perdue en cours de route, probablement …). Je ne vois pas comment on peut lire autrement la phrase qu’il a prononcée.
Je n’ai pas l’intention de faire ici un mauvais procès à Macron en faisant preuve de mauvaise foi, et en me réfugiant dans le confort d’une interprétation littérale de sa phrase. Il y a évidemment une part de maladresse dans ses propos, qui d’ailleurs n’ont aucun sens dans le contexte de l’affaire ici en cause (ce qui est très étonnant de la part d’un lettré normalien qui connait le sens des mots). Il faut donc faire la part des choses.
Pour autant, je ne peux m’empêcher de penser que la phrase qu’il a prononcée est très significative de quelque chose ; d’autant plus significative qu’il s’agit d’un sujet chargé d’émotion, à propos duquel il fallait précisément qu’il fasse exprès d’éviter toute maladresse. « Ça parle », comme dirait le psychanalyste.
Ce qui est en cause ici, c’est l’idéologie managériale qui a envahi notre champ politique, et qui est devenue très dominante avec Macron. Pour ce dernier, la France doit être gouvernée comme on dirige une grande entreprise. D’où ce mode de commandement vertical, autoritaire, écrasant les échelons intermédiaires, qui caractérise tant le macronisme, et dont la seule justification est la rationalité des décisions et l’efficacité qui est supposée en résulter. Et c’est la raison pour laquelle les élites économiques et financières se reconnaissent dans Macron, et applaudissent des deux mains : « enfin quelqu’un qui a compris comment doit fonctionner la France », « on va enfin faire les réformes qui n’ont pas été faites depuis 20 ans. » etc., etc.
Dans cette idéologie, c’est l’efficacité qui est le principe directeur, au centre de tout. L’aune à laquelle doit être jugée l’action du dirigeant. Et c’est le facteur humain, infiniment malléable, qui doit s’adapter. Dans le langage moderne, on dirait que c’est la variable d’ajustement.
Est-ce que j’exagère en disant cela ?
Evidemment non, puisque c’est la réalité que vivent nos concitoyens depuis des années. Nous savons tous les souffrances humaines qui vont de pair avec cette idéologie managériale. Il y a une dizaine d’années, dans un avion reliant Paris à Washington DC, j’avais engagé la conversation avec un cadre supérieur de l’entreprise France Telecom (devenue Orange), qui venait de connaître une vague de suicides sans précédent dans son personnel. Il me décrivait avec sévérité l’action de son PDG, un brillant ingénieur uniquement guidé par la rationalité, et complètement privé d’affect quand il s’agissait des conséquences humaines de ses décisions. Mais ce n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres.
C’est la raison pour laquelle cette triste histoire, qui a tant troublé l’opinion, est une affaire infiniment macronienne. Muriel Penicaud est une ancienne DRH d’une entreprise multinationale, totalement imprégnée de cette idéologie managériale. Elle est macroniste jusqu’au bout des ongles. Tout ce qu’elle a fait était guidée par la rationalité des décisions. Vous avez bien compris que ce ne sont pas les individus qui sont ici en cause : Edouard Philippe, Muriel Penicaud, les députés LaReM, sont animés des mêmes sentiments humains que chacun d’entre nous. Ce qui est en cause, c’est l’idéologie qui sous-tend leur action. Dans le macronisme, il y a une sorte de violence intrinsèque (pas seulement sociale mais aussi morale) qui, à mon sens, explique en grande partie la crise que traverse notre pays.
René Fiévet