L'aventure d'un tee-shirt dans l'économie mondialisée
Sommes-nous à la veille d’une transformation majeure de l’économie globalisée ?
Are we on the verge of major a transformation of the global economy ?
L’économie mondiale connaît, de manière régulières, des fluctuations et des crises plus ou moins importantes. Elle connaît aussi des changements plus profonds, qui affectent tant les rapports de forces entre les principales économies, que les logiques même de la globalisation. S’il est difficile, le plus souvent, de dater de manière précise ces changements, on peut néanmoins distinguer des ruptures de tendance, voir l’émergence de tendances nouvelles. La conjonction de ces mouvements peut annoncer des changements importants.
Aujourd’hui, ces mouvements tendent à une dé-globalisation ou « démondialisation » de l’économie, tendance annoncée dans un livre de 2010[1], faisant lui-même référence à d’autres auteurs[2]. Ce phénomène a été largement constaté[3]. Il s’accompagne aussi d’une « désoccidentalisation » du monde[4]. Ces divers phénomènes ne sont pas seulement économiques ; ils ont tous une dimension politique comme une dimension culturelle. Néanmoins, le présent texte va se concentrer essentiellement sur les dimensions économiques de ces mouvements.
I. Le lent changement des rapports de force au sein de l’économie mondiale
L’économie « mondiale » ne l’est réellement devenue qu’à partir des années 1980-1990. En effet, ce que l’on appelait le « monde » économique se réduisait, depuis le début du XIXème siècle et jusqu’aux années 1980 à l’économie « occidentale » et à ses périphéries.
Si l’on regarde les accords de Bretton Woods, qui se voulaient un rempart contre un possible retour de la Grande Dépression des années 1930[5], on constate qu’ils ne concernent en réalité que la partie occidentale du monde. L’URSS, qui était observatrice lors de la conférence de Bretton Woods[6], se retirera du processus de constitution du FMI et de la Banque Mondiale avec le début de la guerre froide[7]. La Chine en sortira à la même époque, avec la victoire du PCC et la proclamation de la République Populaire.
En fait, la Conférence des Nations Unies pour le commerce et l’emploi de 1946 qui débouchera sur l’adoption, le 24 mars 1948, de la Charte de La Havane, contenait des clauses rédigées afin que l’URSS puisse participer à un système mondial et dépit du fait que son commerce extérieur était entièrement sous le contrôle de l’Etat[8]. En dépit de cela, l’URSS se refusera à adhérer au GATT, qui avait remplacé la Charte de La Havane non ratifiée par les Etats-Unis, et cela même si, à la fin des années 1950, elle avait révisée son opinion sur les grands traités internationaux[9].
Une bonne partie de l’Afrique et de l’Asie vivait toujours sous la férule coloniale en 1945. Quant à l’Amérique Latine, elle n’était que marginalement concernée par ces accords. Le « système monétaire international » n’avait alors d’international que le nom[10], de même que le système international de commerce. L’économie mondiale ne se « mondialisera » que progressivement, dans un processus qui sera tout autant politique qu’économique et monétaire.
I.1. La marche à la globalisation du monde
Les accords de Bretton Woods marquent la volonté par les pays de la « grande alliance » d’instaurer des règles assurant la stabilité de leurs échanges après la victoire[11]. Mais, ces accords ne concernent qu’un nombre limité de pays ; par ailleurs, ils sont largement mis entre parenthèses dans les années 1950. L’Union Européenne des Paiements est en réalité contradictoire avec ces accords[12], et ne sera dissoute qu’en 1957. Le Japon ne sera admis que tardivement dans le cadre de ces accords. Les institutions crées par les accords de Bretton Woods, qu’il s’agisse du Fond Monétaire International ou de la Banque Mondiale ont une portée limitée.
Deux changements majeurs surviendront dans les années 1950 et le début des années 1970. Le premier fut, incontestablement, la décolonisation, qui fit entrer de nouveau pays dans l’arène mondiale[13] mais qui signifia aussi plus subtilement que des pays formellement indépendants (l’Egypte, l’Irak, l’Iran) retrouvaient la totalité de leur souveraineté.
Figure 1
Les empires coloniaux en 1945
Le second changement fut la rupture du lien entre le Dollar et l’Or. Les accords de Bretton Woods instauraient deux monnaies internationales de réserves, le Dollar et la Livre Sterling, et fixaient leur équivalent Or. Les taux de changes des autres monnaies étaient fixes, mais révisables. En décembre 1971, les Etats-Unis suspendent la convertibilité-Or du Dollar. En janvier 1976, les Accords de la Jamaïque confirment officiellement l’abandon du rôle légal international de l’or et le flottement généralisé des monnaies. Il n’y a donc plus de système monétaire international « institutionnellement » organisé même si se développe un « étalon dollar » qui se généralisera rapidement.
On parlera alors d’une forme de « Bretton Woods II »[14]. Il est vrai que ce système, issu de la rupture unilatérale du cadre initial par les Etats-Unis, a pu survivre plus de trente ans, du milieu des années 1970 au milieu des années 2000. Mais, ce système aboutit surtout à un « non-ordre » monétaire international, ainsi que le remarque l’économiste Jörg Bibow[15]. Dans les années 1990 et les années 2000 se succédèrent des crises financières de grande ampleur, qui conduisirent de nombreux pays à chercher à accumuler des réserves de change considérables, une tache couteuse dont ils auraient pu être libérés si le système monétaire international avait été réellement fonctionnel[16]. Mais, ce système, pour dysfonctionnel qu’il soit, permet de conserver l’hégémonie des Etats-Unis, une hégémonie qui, jusqu’aux années 2000, ne sera pas contestée ?
La décision du Président Richard Nixon de 1971 va donc ouvrir une période de trente ans d’hégémonie économique des Etats-Unis. Cette période sera aussi marquée par le basculement du GATT vers l’OMC, et le triomphe de l’idéologie du libre-échange. Mais, cette période verra se déployer des changements, lents pour certains, dramatiques pour d’autres, qui commenceront à saper cette hégémonie.
- La réinsertion de la Chine dans l’économie mondiale (fin des années 1980) et la rapide croissance chinoise qui en découlera.
- L’éclatement de l’URSS et du « bloc soviétique »
- Le processus « d’émergence » de la part d’économies qui étaient considérées jusque-là comme « en développement » voire « sous-développées ».
De fait, les rapports de force économiques en seront progressivement modifiés. La naissance d’une économie réellement « mondiale » a eu aussi pour effet de produire une « désoccidentalisation » du monde.
I.2. Le changement des rapports de force
Ce changement des rapports de force se manifeste par ce que l’on a appelé le « processus d’émergence ». Au départ, il s’agit de l’émergence de marchés financiers. Ainsi l’anagramme « BRIC » est issue à l’origine d’un rapport de Goldman-Sachs. Puis par « émergence » on a voulu prendre en compte le phénomène d’industrialisation ou de ré-industrialisation qui touchait de nombreux pays. Ce processus se traduit par l’accroissement de la part dans le PIB mondial de certaines économies.
Graphique 1
Source : FMI, base de données World Economic Outlook
On constate sur le Graphique 1 que la part du PIB mondial réalisée par les Etats-Unis commence à baisser fortement depuis 2000. L’économie des Etats-Unis aurait été dépassée par celle de la Chine dès 2013.
Moins spectaculaire, mais tout aussi significatif, est la montée en puissance de l’économie indienne qui progresse lentement de 1992 à 2002 (3,6% à 4,4%), mais bien plus vite après, puisqu’elle atteint, en 2019, environ 8% du PIB mondial. Inversement, on voit que la part de l’Allemagne diminue dans le PIB mondial, et cela alors que son excédent commercial progresse.
Bien entendu, le PIB n’est qu’un indicateur parmi d’autres. En nombre de brevets déposés, on constate néanmoins que là aussi la Chine a fait plus que rattraper les Etats-Unis et le Japon.
Graphique 2
https://www3.wipo.int/ipstats/IpsStatsResultvalue
Le dépassement des Etats-Unis par la Chine, qui date lui de 2011, est donc bien un phénomène qui, à l’échelle historique, n’est comparable qu’au dépassement de la Grande-Bretagne par les Etats-Unis au début du XXème siècle. Il correspond à une montée de l’Asie, au détriment de l’Amérique du Nord et de l’Europe
Graphique 3
Source : idem Graphique 2
Très clairement, nous assistons aujourd’hui à un processus de « désoccidentalisation » de l’économie mondiale
I.3 La force des alliances
Les grands pays ne s’affrontent que très indirectement. Ils cherchent à minimiser leurs désaccords, voir leurs antagonismes, par le biais d’alliances, qui peuvent être tant formelles qu’informelles, tant économiques que politiques voire militaires. De fait, autour des Etats-Unis s’était constitué un groupe de pays initialement pour gérer les questions monétaires. Ce groupe, le G-5 devenu le G-7, a vu ses ordres du jour se développer rapidement dans les années 1990 et les années 2000. Il a intégré, pour quelques années la Russie avant que cette dernière n’en soit expulsée à la suite de la crise ukrainienne et du rattachement de la Crimée à la Russie. Mais, dans les années 2000 et 2010, un autre groupe de pays s’est constitué, ce que l’on a appelé les BRIC puis les BRICS.
Graphique 4
Source : Idem graphique 1
Quand les BRIC se constituent, ils ne pèsent encore que 20% du PIB mondial, alors que les Etats-Unis sont à peu prés au même niveau, et le groupe des pays du G-7 est environ à 43% (graphique 4). Dans les années qui vont suivre cependant, ce rapport des forces va changer rapidement. Les BRIC puis BRICS représentent aujourd’hui presque 35% du PIB mondial, quand le groupe du G-7 est tombé à 30%.
Le groupe des BRIC, auquel s’est dont joint la République d’Afrique du Sud, s’est aussi dans le même temps doté d’institutions communes, comme une banque de développement. Le basculement du rapport des forces peut-il être attribué à la montée en puissance de l’économie chinoise ? Naturellement cette dernière a joué un rôle important. Mais, si l’on retire la Chine des BRICS et les Etats-Unis du G-7, on retrouve les mêmes dynamiques. Bien sûr, le mouvement est moins spectaculaire. Mais, la chute du G-7 sans les Etats-Unis est aussi impressionnante que celle du G-7 avec les Etats-Unis.
Graphique 5
Source : FMI, comme graphique 1
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Tableau 1
Première vague | Deuxième vague | Troisième vague | Quatrième vague |
Grande-Bretagne
France Belgique Suisse
|
Allemagne
Russie Japon Italie Tchécoslovaquie Etats-Unis |
Corée du Sud
Taïwan Thaïlande Malaisie Singapour
|
Chine
Vietnam Inde Afrique du Sud Brésil
|
Les pays de la première vague sont des pays ou l’industrialisation apparaît comme forme motrice de la production dans les années 1780-1840. Ces pays se caractérisent par la domination de l’industrie textile et de l’industrie sidérurgique, adoptent en général des règles de libre-échange, et sont aussi de grandes puissances financières.
Les pays de seconde vague basculent dans l’industrialisation de 1850 à 1910, souvent sous la pression ou en réaction aux pays de « première vague ». Ils sont les premiers pays « latecomers » dans la typologie de Gerschenkron[17]. Ils sont plus protectionnistes (Russie, Japon, Allemagne, Etats-Unis) mais restent en partie dans la dépendance financière des pays dits de « première vague ». Ainsi, les Etats-Unis ne deviendront dominants dans le domaine financier qu’à la suite de la première guerre mondiale. Le cas du Japon est ici particulier car il a su, en combinant une politique d’émulation concurrentielle ET une très forte présence de l’Etat, se rattacher à la troisième vague d’émergence, en particulier dans le domaine électronique[18].
Les pays de « troisième vague » émergent dans les années 1950-1980, sont souvent des anciennes colonies (Corée, Taïwan, Malaisie, Singapour). Ces pays, aussi, peuvent être caractérisés de « latecomers »[19]. Ils sont caractérisés par la domination idéologique du « modèle japonais » d’industrialisation avec un Etat très fort, des structures politiques autoritaires, du moins dans la phase initiale, et profitent massivement de la présence des Etats-Unis en Asie du Sud-Est (et de la guerre du Vietnam) pour se développer. Ces pays, en particuliers la Corée et Taïwan, développeront progressivement leurs propres structures d’innovation[20] et contribuent à la croissance de la part de l’Asie dans les dépôts de brevets.
Les pays de la « quatrième vague » sont en partie des pays communistes qui ont réussi leur transition en partie des pays « imitateurs » des pays de « troisième vague » ou sont tirés par le développement de la Chine. Ils profitent initialement du mouvement de délocalisation, du fait de coûts salariaux extrêmement bas[21], mais se développent par la suite dans des remontées de filières. Le poids de l’Etat est, lui aussi, important. Par ailleurs, deux pays de ce groupe, la Chine et l’Inde, ont développé des capacités d’innovation tout à fait remarquables, ce qui se traduit par le gonflement du poids de l’Asie dans les dépôts de brevets.
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Graphique 6
Source : FMI, idem graphique 1
On assiste bien, depuis ces dix ou quinze dernières années, a une évolution de fond, qui s traduit par l’affaiblissement des puissances occidentales. Celles-ci étaient, dans une large mesure, les pays de la première vague de la Révolution Industrielle. Les Etats-Unis et l’Allemagne peuvent, néanmoins, être considérés comme à cheval sur la première et la deuxième vague, et le Japon, seul membre « non-occidental » du G-7 est clairement un pays de la deuxième vague. Au sein des BRICS, il y a un pays caractéristique de cette deuxième vague, la Russie, mais les autres pays, la Chine, l’Inde, le Brésil et Afrique du Sud, pays qui appartiennent plus à la quatrième vague.
Le point important qu’il convient de remarquer est que la montée en puissance des BRICS est largement dû à celle de la Chine et de l’Inde, deux pays dits de « quatrième vague ». La Russie n’a fait que maintenir sa position. Le Brésil voit, quant à lui, sa part se réduire.
Le groupe des BRICS apparaît ainsi comme dominé par la logique des pays de « quatrième vague » qui sont aussi largement des pays asiatiques. Il contribue ainsi puissamment à la « désoccidentalisation » du monde.
II. Le reflux des échanges et la fragmentation ?
La prégnance du Libre-Echange à partir des années 1990 et l’émergence de nouvelles puissances industrielles, avaient provoqué une forte hausse apparente des échanges, et de leur part dans le PIB mondial, lui-même en forte croissance.
Ce phénomène, qui fut en partie réel, s’est aussi accompagné d’un artefact statistique lié à la décomposition d’ensembles intégrés (comme l’URSS ou le CAEM). Aujourd’hui, du fait de la montée des inégalités dans les pays développés[22], inégalités qui se sont développées avec l’ouverture aux échanges mondiaux[23], mais aussi d’une meilleure appréciation de l’évolution des coûts salariaux réels, il semble bien que ce mouvement se soit inversé. Ce point est important car il montre l’entrée dans un nouveau régime de commerce international dont l’ensemble des conséquences n’ont pas encore toutes été tirées.
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