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Amazon.fr - La guerre des boutons - Folio Junior - A partir de 11 ans -  Pergaud, Louis, Lapointe, Claude - Livres

Ce qui est terrible dans le système médiatique actuel, c’est l’impression que l’univers est né  le jour où les commentateurs en ont pris conscience. L’inceste existe depuis la plus haute antiquité, il ne devient un problème digne qu’on s’en occupe que du moment où une victime apparaît dans les médias. Il faut des évènements médiatiques pour que tout le monde – le monde qui compte, celui qui lit Le Monde – découvre les problèmes.

Et comme une découverte chasse l’autre au gré des explosions des « faits de société », on découvre aujourd’hui le problème des bandes d’adolescents. Les pages de nos journaux se sont fait l’écho cette semaine de cette nouvelle menace pour notre société, celle de groupes d’adolescents qui s’affrontent périodiquement pour un regard de travers  une offense réelle ou supposée, une violation du territoire de l’adversaire. Des affrontements qui depuis des années se traduit par plusieurs décès chaque année, sans compter avec les blessures quelquefois graves. Du tabassage du jeune Youri aux deux adolescents morts à Saint-Chéron et Boussy-Saint-Antoine dans l’Essonne fin février, nos médias ont découvert un phénomène devenu banal à force de répétition. Avec la mise en marche du redoutable mécanisme « un fait divers, une loi ». Le politique peut ignorer pendant des années un problème, mais dès lors qu’il devient médiatique, il faut bien faire quelque chose.

C’est souvent dans le passé qu’on trouve les explications du présent. La littérature commise sur ces affaires m’a ramené en arrière. Non pas aux épisodes des « blousons noirs » et autres « apaches », mais bien avant, à ce classique qu’est devenu « La guerre des boutons ». Je ne parle pas des horribles adaptations cinématographiques de 2011, celle de Yann Samuell ou de Chirstophe Barratier, toutes deux anachroniques et empreintes de moraline bienpensante, pas plus que celle d’Yves Robert de 1962, plus intelligente mais qui n’a pas la force de l’original. Non, je parle du roman de Louis Pergaud, publié en 1912 et qui n’a pas pris une ride.

Pour ceux qui n’auraient pas lu le roman – et qui devraient courir se le procurer – celui-ci raconte la « guerre » à laquelle se livrent les « bandes » d’enfants de deux villages « rivaux », ceux de Velrans et ceux de Longeverne, villages imaginaires mais dont l’inspiration vient du village de Landresse (Doubs), où Pergaud était instituteur. Une « guerre » faite d’affrontements d’une violence qu’on qualifierait aujourd’hui d’insupportable : coups de bâton, de pierres, fouettage des prisonniers… et bien entendu la privation des fameux boutons qui imposent à l’adversaire une humiliation et la punition aux mains des parents.

Et pourtant, cette violence ne déborde jamais. On ne sort pas les couteaux, on ne cherche pas à blesser l’ennemi pour de vrai. Pourquoi ? Qu’est ce qui empêche ces enfants de franchir la ligne rouge ? J’y vois à cela deux raisons.

La première est que ces enfants sont éduqués dans une société encore marquée par les valeurs chevaleresques que la République a fait siennes : On ne frappe pas un homme à terre, on protège les faibles, on défère aux femmes, on ne trahit pas ses amis. Et ces valeurs sont tellement internalisés qu’elles ont la force de l’évidence. Les enfants de Longeverne comme ceux de Velrans sont empreintes d’une logique d’honneur.  On a dans cette société une conscience aigüe de « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas », des lignes rouges à ne pas franchir. Et celui qui les franchit accepte sa punition « comme un homme » parce qu’il comprend ou se trouvent les limites.

Mais surtout la violence ne déborde jamais parce que dans la vie des enfants de Longeverne comme de Velrans, le monde adulte est présent en permanence. Les jeunes que décrit Pergaud ont une conscience aigüe du fait que leur statut est passager, et que le monde adulte a d’autres règles (la séquence où l’instituteur associe le statut du citoyen et l’âge est de ce point de vue révélatrice). Les jeunes du roman savent que l’enfance est un état passager, et que très vite il leur faudra entrer dans ce monde adulte avec ses possibilités mais aussi ses responsabilités. De ce point de vue, la séquence la plus révélatrice du roman est la dernière, lorsque les enfants commentent, après avoir été terriblement punis pour avoir frappé un camarade – le « traître » de l’histoire – avoir entendu leurs propres parents raconter leurs frasques de jeunesse. Et un personnage de conclure « Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu’eux ». L’entrée au monde adulte n’est pas une option, c’est un destin.

Bien sûr, me direz-vous, ce n’est qu’un roman. Mais il résume admirablement une réalité : combattre le phénomène des « bandes », c’est se tromper de cible. La « bande » joue un rôle important, je dirais même irremplaçable, dans la construction de la personnalité d’un jeune. A condition qu’elle soit une porte d’entrée dans le monde adulte, et non une prison dans un statut d’éternel « djeune ».

De ce point de vue, la lecture de l’entretien du maire de Boussy-Saint-Antoine publiée dans « Le Monde » du 2 mars 2021 est intéressante, parce que ce texte contient à la fois un diagnostic intéressant et un remède inapproprié. Commençons par le diagnostic :

« Il faut s’attaquer aux racines du mal : comment des ados qui vivent à quelques kilomètres les uns des autres peuvent en arriver là ? C’est dramatique, mais ces affrontements sont parfois devenus un processus de socialisation dans ces quartiers, une sorte de rite initiatique pour « devenir un homme ». Ce qui montre d’ailleurs qu’ils n’arrivent pas à acquérir cette reconnaissance ailleurs. »

Et ensuite, la solution proposée :

« Il faut travailler avec les tout petits : faire en sorte que les enfants de 6, 7, 8 ans de ces quartiers passent du temps ensemble, se connaissent, fraternisent. Ça peut paraître idiot, mais je pense que c’est comme ça qu’on peut participer à traiter le problème de fond. Avec les maires d’Epinay-sous-Sénart et de Quincy-sous-Sénart, nous avons proposé de leur faire partager des vacances dans le même centre de loisirs. »

La lecture de Pergaud aurait informé monsieur le maire du fait que l’affrontement n’est pas « devenu » un processus de socialisation, un rite initiatique. Il l’a toujours été. Et c’est vrai dans pratiquement toutes les cultures, toutes les civilisations. S’il est ainsi, c’est parce que ce processus d’identification comme membre solidaire d’une collectivité par affrontement avec les autres est indispensable pour la construction d’une personnalité adulte. La question n’est donc pas d’empêcher l’affrontement, mais de l’encadrer, l’organiser, le ritualiser. Pourquoi croyez-vous qu’on ait inventé les sports et les jeux, qui permettent à des équipes représentant des institutions, des quartiers, des villes, des nations de s’affronter dans des cadres codifiés ?

Imaginer qu’on résout le problème en faisant « fraterniser » les enfants, c’est ne rien comprendre à la difficulté. Eliminer l’affrontement collectif, c’est priver les jeunes d’une expérience structurante de leur personnalité, une expérience qui fait le pont entre l’enfant et l’adulte. Alors que monsieur le maire a bien compris que pour les jeunes cet affrontement est un « rite initiatique » par lequel on « devient un homme », sa réponse n’est pas d’offrir un autre « rite » ayant la même fonction à un coût humain plus faible, mais de refuser le « rite » lui-même, de priver les jeunes de cette « initiation » en leur proposant à la place la passivité irénique du « tous copains ». Comment s’étonner dans ces conditions que ces adolescents aient du mal à se projeter dans le monde adulte, qu’ils soient réduits à inventer leurs propres rituels d’initiation sans bénéficier du processus de symbolisation qui est inséparable du processus de civilisation ?

Dans la plupart des cultures, c’est la figure du père qui fait le pont entre le monde infantile et celui de l’adulte. C’est lui qui arrache l’enfant aux jupes de sa mère et l’amène vers la cité. C’est ce passage que notre société rejette aujourd’hui. C’est pourquoi elle ne veut pas de rituels de passage, qui supposent nécessairement des épreuves et des souffrances. A la rigueur, on nous explique que le mieux serait que chacun préserve « son âme d’enfant » toute sa vie. Le père a été chassé de son piédestal, et la mère – pardon, la « maman » – occupe toute la place dans un monde infantilisé. Ce n’est pas par hasard si nous avons élu un président de la République à la figure enfantine qui a réalisé le rêve de tout enfant, se marier avec l’institutrice.

William Golding avait magnifiquement montré combien le monde de l’enfance n’est pas le monde des bisounours. Sans l’adulte pour mettre des limites, la toute-puissance infantile conduit à des drames comme ceux dont nous sommes témoins ces jours-ci.

Descartes

Tag(s) : #Société: bandes de jeunes
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