Les Houthis protestent contre les frappes aériennes de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite sur Sanaa en septembre 2015 (Henry Ridgwell, VOA).
Les rebelles Houthis se sentent actuellement enhardis dans la guerre du Yémen. Le mouvement aligné sur l’Iran croit qu’il est en train de gagner cet épouvantable conflit. Cette conviction est bien fondée. Ansar Allah (la milice dominante des Houthis) contrôle le territoire où vit environ 80 % de la population du Yémen.
Ce qui donne confiance aux Houthis, c’est à la fois le changement de la politique étrangère de Washington à l’égard du Yémen avec la nouvelle direction de la Maison Blanche, et la poursuite des frappes d’Ansar Allah contre l’Arabie saoudite, récemment illustrée par les attaques de Ras Tanura du 7 mars qui visaient l’un des plus grands ports pétroliers du monde.
Plutôt que de déposer les armes et d’accepter ce que l’envoyé spécial des États-Unis au Yémen, Tim Lenderking, a qualifié de plan de cessez-le-feu « solide », les Houthis ont décidé de poursuivre leur lutte armée pour s’emparer de la province de Marib, riche en hydrocarbures.
Pourquoi mettre fin à une guerre que vous êtes en train de gagner ?
Un dilemme majeur pour l’administration Biden est de savoir comment gérer la détermination des Houthis à poursuivre le combat. Les Houthis étant actuellement à l’offensive, il sera extrêmement difficile pour les dirigeants américains de trouver un moyen de les inciter à déposer les armes et à faire confiance à un processus de paix qui les obligera à faire des concessions à leurs adversaires nationaux, régionaux et internationaux.
Une grande partie de la difficulté pour l’équipe de Biden provient du fait que les États-Unis n’ont pratiquement aucune influence directe sur les Houthis. En raison du soutien de Washington à l’Arabie saoudite dans la guerre, les rebelles Houthis considèrent naturellement les États-Unis comme un ennemi.
Dès le début de la campagne saoudienne soutenue par Washington – l’opération Tempête décisive – en 2015, les Houthis ont commencé à envisager des relations plus profondes avec l’Iran, la Chine et la Russie dans le but de contrebalancer le soutien de Riyad par les gouvernements occidentaux et d’autres pays arabes.
Inspirés par et alignés sur l’Iran et le Hezbollah libanais, les Houthis ont acquis un pouvoir immense. Le groupe n’aura probablement jamais la force de contrôler tout le Yémen, et la nature fluide de la guerre suggère que certains de leurs gains pourraient éventuellement être inversés si le conflit se poursuit. Toutefois, l’ampleur du contrôle exercé par les Houthis sur le Yémen aujourd’hui devrait donner à tous les décideurs politiques des raisons d’écarter la possibilité que l’Arabie saoudite et le faible gouvernement du président yéménite Abdrabbuh Mansur Hadi puissent vaincre militairement Ansar Allah.
« Une chose est on ne peut plus claire : les Houthis ne succomberont pas à la pression » , a écrit Bruce Riedel, du Brookings Intelligence Project. « Près de six ans de bombardements, de blocus et de catastrophe humanitaire par les saoudiens n’ont pas fait bouger les rebelles. »
Marib d’abord, les négociations ensuite
En effet, les plus grandes réalisations de la campagne de bombardements saoudienne ont été négatives. Elle a suscité une extrême virulence et a aggravé les divisions tribales et sectaires au Yémen, ce qui rend beaucoup plus difficile l’instauration d’un niveau de confiance suffisant voire minimal entre les parties belligérantes.
Ansar Allah craint que le désarmement sans garanties suffisantes que les Houthis seront protégés ne soit trop risqué. En définitive, les Houthis craignent à juste titre d’être attaqués par leurs ennemis yéménites et saoudiens après avoir été défaits par des négociations de paix. Dans ce contexte, les combattants Houthis poursuivent leur offensive sur Marib ainsi que leurs attaques à la roquette et au drone de plus en plus sophistiquées contre des cibles saoudiennes. Pour les rebelles, ces deux actions servent à accroître l’influence des Houthis avant les négociations.
Il y a une certaine logique à court terme dans cette stratégie. Si des négociations sérieuses sur la paix commencaient après la prise de contrôle de Marib par les Houthis, Ansar Allah serait dans une position bien plus forte pour dicter des conditions. Stratégiquement située à l’est de Sana’a, la capitale du Yémen contrôlée par les Houthis, Marib abrite une grande partie des ressources pétrolières et gazières du Yémen et constitue le dernier bastion du gouvernement Hadi au nord.
Décrite par les experts comme un « phare de stabilité relative » qui était un « havre de paix au milieu d’une guerre », Marib est aujourd’hui un point chaud majeur où les enjeux pour les Houthis et pour leurs adversaires sont élevés. Si les Houthis parvenaient à prendre le contrôle de cette ville, Ansar Allah se sentirait d’autant plus enhardi, étant donné qu’un tel changement sur le terrain renforcerait inévitablement le sentiment de faiblesse du gouvernement Hadi et l’inciterait probablement à accepter des conditions de paix favorables aux Houthis.
D’autre part, Ansar Allah prend des risques importants en voulant s’emparer de davantage de terres avant les négociations. L’agressivité des Houthis dans leur désir de conquête de Marib pourrait unir contre eux les forces anti-Houthis auparavant divisées. Elle pourrait également rendre l’administration Biden moins ouverte au dialogue avec un groupe clairement engagé dans une escalade du conflit, plutôt que dans sa réduction.
Amener les Houthis à la table des négociations
Conformément à l’engagement exprimé par Biden de trouver une issue à la guerre au Yémen par la voie diplomatique, comment Washington pourrait-il donner à Ansar Allah des raisons de considérer un cessez-le-feu comme une meilleure voie que la poursuite de la guerre ? Pour commencer, les États-Unis pourraient faire preuve de bonne volonté en convainquant l’Arabie saoudite de mettre fin au blocus du Yémen, y compris ceux de l’aéroport de Sanaa et du port de Hodeida, tous deux sous le contrôle des Houthis.
Ce siège a eu un effet minime sur la capacité des Houthis à combattre, mais il est directement responsable de la mort d’innombrables Yéménites. Une telle mesure marquerait l’engagement de l’administration Biden à prendre des mesures concrètes pour contribuer à mettre un terme à ce conflit et à répondre aux préoccupations humanitaires en cours. De cette façon, si les Saoudiens acceptaient de lever le blocus, les Houthis pourraient, à leur tour, accepter de cesser toute attaque sur le territoire saoudien afin de répondre aux préoccupations légitimes de Riyad en matière de sécurité.
En outre, Washington devrait profiter de toutes les occasions futures d’engager les Houthis dans un dialogue constructif à la recherche d’objectifs atteignables et de mesures visant à bâtir la confiance, générant une dynamique pour la négociation éventuelle d’un règlement politique.
Les États-Unis dépendront très probablement d’autres pays qui peuvent faciliter le dialogue entre Washington et les rebelles alignés sur l’Iran, que la coalition saoudienne soutenue par les États-Unis combat depuis six ans. Les États les plus qualifiés pour jouer ce rôle sont Oman, le Qatar et peut-être la Russie, qui ont tous un passé d’engagement et de dialogue avec les Houthis. La capacité de Mascate, de Doha et/ou de Moscou à jouer un rôle de passerelle sera essentielle étant donné l’absence de confiance entre les États-Unis et les Houthis.
Quelle que soit l’approche de l’administration Biden vis-à-vis du mouvement Houthi, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’avenir de vastes étendues du nord du Yémen restera sous le contrôle des Houthis, même après la fin des combats avec ces derniers, étendues qui ne sont qu’une des nombreuses zones de conflit au Yémen aujourd’hui.
En ce qui concerne le paysage politique du pays, il n’y aura pas de retour aux époques passées de l’histoire du Yémen. Ce qui arrivera une fois la poussière retombée sera inévitablement le produit unique de ces six dernières années de guerre civile et de souffrance humaine. Toute politique étrangère réaliste adoptée par Washington à l’égard du Yémen doit accepter cette réalité, ainsi que certaines autres réalités de fait, pour s’engager sur des bases pragmatiques avec ce pays ravagé par la guerre.
Pour l’avenir, on peut supposer que le Yémen restera un pays profondément fracturé qui a besoin d’une aide internationale bien supérieure à celle qu’il reçoit actuellement. Toutefois, il ne fait aucun doute que la poursuite du conflit armé est la principale raison pour laquelle des groupes extérieurs sont incapables d’apporter l’aide nécessaire aux millions de Yéménites qui, selon les termes du directeur exécutif du Programme alimentaire mondial des Nations unies, David Beasley, « frappent à la porte de la famine. »
En fin de compte, l’administration Biden serait bien avisée d’appuyer ses paroles concernant les catastrophes humanitaires au Yémen par des actes concrets donnant la priorité à la nécessité de sauver des vies avant tout autre objectif. La seule façon d’y parvenir est de renforcer l’engagement entre Washington et les Houthis, et l’équipe de négociation du président Biden doit utiliser ces canaux pour accroître lentement l’ambition et l’ampleur des négociations.
Source : Responsible Statecraft, Kristian Coates Ulrichsen et Giorgio Cafiero , 21-03-2021
Traduit par les lecteurs du site Les Crises