Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Mammouth dessin animé images libres de droit, photos de Mammouth dessin  animé | Depositphotos

 

           LE BLOG DE

           DESCARTES 

La faute n’est pas au cochon,

mais à celui qui le nourrit

(proverbe espagnol)

Mes chers lecteurs, je vais évoquer aujourd’hui le fantôme d’un ministre de l’éducation nationale dont l’œuvre – néfaste, comme celle de la plupart de ceux qui ont occupé le siège de la rue de Grenelle ces dernières années – est oubliée, mais dont une phrase est restée dans la mémoire politique : « il faut dégraisser le mammouth ».

Le ministre en question n’avait rien inventé. Il n’avait fait qu’appliquer à son administration le principe du « flux tendu » cher au secteur privé dans la mondialisation triomphante. La logique de cette transformation était simple : les réserves – que ce soit en pièces ou en main d’œuvre – coûtent cher, il faut donc une organisation de la production qui puisse s’en passer. On réduit donc les stocks et la main d’œuvre au stricte minimum nécessaire à la production. Et que se passe-t-il si vous avez un surcroît d’activité, des commandes imprévues ? Eh bien, un marché efficient vous permet de vous procurer rapidement les pièces chez les sous-traitants ou de la main d’œuvre chez les agences d’intérim. Et au niveau de l’encadrement, même raisonnement : le « lean management » (1) se faisait un point d’honneur à réduire les structures d’encadrement au strict minimum.

Ces charmantes théories ont été aussi appliquées au mammouth qu’est l’Etat. Avec une logique d’amaigrissement particulière. Partout on a coupé les budgets, partout on a supprimé des postes (2). Et lorsque vous dirigez un service et qu’on vous coupe vos ressources, que faites-vous ? Et bien, vous supprimez toutes les activités qui ne sont pas immédiatement perceptibles. Entre l’équipe qui délivre les permis de conduire et celle qui réfléchit au permis de conduire de demain, entre le budget qui paye pour la réparation de l’ambulance dont vous avez besoin aujourd’hui et celui qui paye le stock de masques utile en cas de pandémie, lesquels des deux supportera les coupes les plus importantes ?

Trente ans de politiques d’austérité ont réduit à néant le « gras » de l’Etat. Or, à quoi sert la graisse chez un animal ? N’importe quel spécialiste vous le dira, c’est la seule manière qu’ont les animaux de stocker de l’énergie. Ce sont ces réserves qui permettent à un animal de faire face à un accident où un évènement imprévu. Comme le dit le proverbe africain, « quand la sécheresse frappe, le lion gras maigrit et le lion maigre meurt ». Quand le lion gras se brise une patte, il peut attendre qu’elle guérisse sans chasser en consommant sa réserve de gras. Le lion maigre, lui, n’y survivra pas.

Mais la métaphore animalière ne reflète pas toutes les facettes du problème. La formule « primum vivere, deinde philosophare », qu’on peut traduire par « survivre d’abord, philosopher ensuite », prend ici toute sa signification. Une société ne réfléchit, ne recherche, ne crée que dans la mesure où elle génère un surplus – du « gras » – par rapport à ses nécessités immédiates. On ne paye des philosophes pour philosopher, des chercheurs pour chercher qu’à partir du moment où les besoins critiques sont satisfaits. Le « gras », dans une société, c’est aussi ce qui permet de penser.

Les crises récentes ont montré combien les niveaux de gras de l’Etat en France étaient dangereusement faibles. Le Covid nous a fait découvrir que nos stocks de masques et autres équipements médicaux avaient fondu comme neige au soleil – et accessoirement, que le sacro-saint « marché » n’était pas, dans un contexte de crise, capable de fournir en flux tendu. Les dernières vagues de froid furent l’occasion de prendre conscience qu’après trente ans de désinvestissement, notre parc de production d’électricité n’est plus capable de faire face à nos besoins. Les sanctions contre la Russie ont rendu visible une triste réalité : la France n’a plus de réacteur nucléaire de recherche en fonctionnement – elle en avait une dizaine il y a vingt ans – et nos scientifiques sont maintenant tributaires des réacteurs étrangers pour faire leurs expériences ou produire des isotopes à usage médical.

Dans ce contexte, ce qu’on appelle « l’affaire McKinsey » – le recours massif de l’Etat aux cabinets privés pour des prestations intellectuelles y compris dans le domaine stratégique de la conception des politiques régaliennes – ne devrait surprendre personne. C’est la simple application du principe du « flux tendu » aux administrations de l’Etat. A quoi bon entretenir en permanence un « stock » de hauts-fonctionnaires capables de rédiger un projet de loi sur l’énergie ou d’organiser la réponse à une crise sanitaire, alors que cela arrive une fois tous les cinq ans ? Autant prendre des « intérimaires » pour faire ces travaux exceptionnels. Et c’est exactement ce qui arrive : McKinsey, BCG et les autres ne sont en fait que des agences d’intérim de haut niveau qui fournissent les cadres que l’Etat n’a pas pour faire face à des travaux exceptionnels.

On se trompe de cible lorsqu’on reproche aux ministres et autres directeurs d’avoir recours à des cabinets de conseil. Dans l’état ou se trouve aujourd’hui notre haute fonction publique, on ne peut faire autrement. Cela fait trente ans qu’on restreint les recrutements, qu’on supprime des postes au point qu’il est pratiquement impossible pour beaucoup de hauts fonctionnaires de faire une carrière complète au service de l’Etat. Cela fait trente ans qu’on laisse les rémunérations – au sens large du terme, c’est-à-dire en prenant autant en compte les éléments monétaires que symboliques – de la haute fonction publique se dégrader par rapport au secteur privé, avec la conséquente migration des plus talentueux vers les entreprises. Combien de hauts fonctionnaires, après avoir servi l’Etat vingt ou trente ans, s’aperçoivent en discutant avec des amis issus du même milieu, ayant fait les mêmes études mais ayant fait le choix du privé, qu’ils ont raté quelque chose du point de vue du portefeuille… Et ne parlons même pas de la suppression des « grands corps d’inspection », qui jouaient justement le rôle de conseil en interne. Alors, quand vous êtes un directeur ou un chef de service dans une administration, et qu’on vous demande de rédiger une loi, d’organiser une consultation publique, de faire un rapport, de préparer un exposé sur un sujet pointu ou de gérer une crise compliquée, où voulez-vous trouver les ressources pour le faire ? Les agents permanents – dont un tiers en moyenne sont déjà contractuels, ne l’oubliez pas – sont trop occupés à gérer le quotidien, le plafond d’emplois vous empêche d’en recruter plus, les « corps d’inspection » sont devenus des points de chute pour des protégés politiques ou des maisons de retraite pour ceux – les moins brillants – qui n’ont pas réussi à partir dans le privé. Comment vous reprocher de vous tourner vers la seule source de main d’œuvre et d’expertise disponible, à savoir, les cabinets de conseil ?

Au fond, est-ce grave, docteur ? Après tout, l’argument d’efficacité qu’on invoque à l’appui du « flux tendu » n’est-il pas pertinent ? Et le secteur privé a systématiquement recours aux cabinets de conseil sans dommage apparent. Pourquoi cela ne fonctionnerait pas pour l’Etat ? La réponse, à mon sens, est positive : oui, c’est très grave. Bien sûr, il y a l’argument de l’indépendance : contrairement aux corps de la haute fonction publique, les cabinets de conseil sont dépendants des commandes passés par des groupes d’intérêts, et il n’est pas irrationnel de penser qu’ils utilisent leur position de conseiller du prince pour faire avancer leurs propres affaires.

Mais à mon sens, il y a bien plus grave. Ces cabinets « vendent » leurs interventions à partir de théories et méthodes pseudo-scientifiques qui servent à légitimer leur discours. Développer ces outils coûte cher, et une fois développés il faut les rentabiliser. Autrement dit, les appliquer systématiquement, même à des situations où ils sont évidemment inadaptés. Le dicton « pour celui qui a un marteau, toutes les solutions ressemblent à des clous » s’applique parfaitement aux cabinets en question, dont le crédo pourrait être « j’ai une solution, amenez-moi votre problème ». Confier les taches de réflexion et de conception à des cabinets de conseil conduit inévitablement à un appauvrissement, puisque la solution proposée est toujours la même, et que l’Etat n’a pas les moyens d’en faire un examen critique. Là où la haute fonction publique pouvait produire des solutions adaptées à un problème concret, les cabinets plaquent une solution toute faite – et toujours la même – à tous les problèmes.

Et les cabinets de conseil jouent sur du velours, parce que leur prestation intellectuelle est impossible à évaluer. Car contrairement à la haute fonction publique, qui a la responsabilité de mettre en œuvre les solutions qu’elle propose et qui assume donc la responsabilité du résultat, le travail du cabinet de conseil s’arrête à la recommandation. Si celle-ci aboutit à un désastre, on pourra toujours dire qu’elle n’a pas été correctement mise en œuvre, ou bien qu’elle ne l’a pas été avec les moyens adéquats. Par construction, un cabinet de conseil n’a jamais tort.

Alors, que faire ? Pour commencer, ne pas se tromper d’analyse. Si les administrations ont aujourd’hui recours aux cabinets de conseil, ce n’est pas la faute à Macron, à tel ou tel ministre. C’est la faute à tous ceux qui, par action ou par omission, ont démantelé notre haute fonction publique et amaigri l’Etat au point qu’il est à peine capable de gérer le quotidien. Et réciproquement, si on veut pouvoir se passer des cabinets de conseil, il faut redonner du « gras » à l’Etat, rebâtir des « corps de réflexion » dont les membres seraient recrutés parmi les hauts fonctionnaires expérimentés sur une base strictement méritocratique – comme le furent en leur temps le Conseil d’Etat, le Conseil général des Ponts et Chaussées ou des Mines, l’Inspection des finances ou celle des Affaires sociales. Il faut aussi revaloriser les rémunération – et je pense autant à l’aspect symbolique que monétaire (3). Il faut aussi en finir avec les aller-retour entre public et privé, qui ne font que brouiller les frontières et favoriser un capitalisme de connivence. Ce qui suppose de pouvoir proposer aux hauts fonctionnaires, y compris les moins brillants, une carrière complète au sein de la fonction publique.

Mais le veut-on vraiment ? Pas nos élites, en tout cas, qui n’ont eu de cesse d’entraver l’Etat. A quoi bon avoir une haute fonction publique de qualité, capable non seulement de mettre en œuvre mais de concevoir les politiques publiques, pour administrer un Etat qui est partout « entravé », pour reprendre la formule de l’article d’Elsa Conesa publié par « Le Monde » daté du 14 avril. Les premiers paragraphes de cet article méritent d’être cités :

« Le haut fonctionnaire a eu un choc. La dernière fois que Thierry Aulagnon avait dirigé le cabinet d’un ministre de l’économie, c’était au début des années 1990. Revenu à Bercy en 2016, après presque trente ans dans le secteur privé, il a été sidéré de voir combien l’Etat avait changé. Comme si, en matière de politique économique, ce dernier avait organisé sa propre impuissance. « J’ai eu le sentiment que l’action de l’Etat était devenue beaucoup plus difficile », résume-t-il.

Dans son rapport d’étonnement : des contraintes européennes qui n’existaient pas trente ans plus tôt, ni sur le budget ni sur la dette ni sur la politique industrielle (à travers le régime bruxellois des aides d’Etat). « Il y avait d’autres difficultés, comme l’hyperinflation ou la fébrilité des taux de change, mais pas de contraintes européennes », note-t-il. Le Conseil constitutionnel ensuite, devenu « beaucoup plus présent qu’il y a trente ans », avec une centaine de décisions par an, dont une grande partie dans le domaine économique et financier à travers les questions prioritaires de constitutionnalité. Des décisions « imprévisibles et qui interviennent parfois très longtemps après que la règle de droit a été posée, en fiscalité par exemple », poursuit-il. La multiplication des autorités indépendantes, enfin (la Commission nationale de l’informatique et des libertés, par exemple). « Il y en a des centaines, parfois dans des domaines que je ne soupçonnais pas. On voit bien la logique sous-jacente. Mais le résultat, c’est que l’action de l’exécutif est entravée. »

Aulagnon résume en de termes fort diplomatiques une réalité, et n’importe quel observateur qui fréquente la haute fonction publique ne peut qu’être d’accord avec lui. Mais ce qu’il ne dit pas, parce qu’il est prudent et diplomate, c’est que ces entraves ne sont pas là par hasard. Elles ont été voulues, et voulues par tous les gouvernements, de gauche, de centre et de droite qui se sont succédés aux commandes depuis 1981. Pourquoi voulez-vous que des jeunes brillants engagent leur carrière dans un combat permanent contre toutes ces « entraves », où finalement il faut investir une énorme énergie, une énorme constance pour avancer d’un pas… et de voir éventuellement son œuvre défaite d’un coup de plume politique.

Le plus triste dans cette affaire, c’est que tout le monde s’en fout. La suppression de l’ENA, celle des « grands corps » est passé sans grand débat ou protestation, comme si l’organisation de l’Etat n’était pas une affaire éminemment politique. On se frotte les yeux en pensant qu’à la Libération l’affaire avait été considérée tellement prioritaire que la conduite du comité étudiant la réforme avait été confiée à Michel Debré, fidèle entre les fidèles de De Gaulle, et à Maurice Thorez, secrétaire général du premier parti de France à l’époque. Fruit de ces travaux, l’ENA sera créée par ordonnance le 9 octobre 1945, à peine cinq mois après la fin de la guerre, et après un travail considérable conduit de concert par gaullistes et communistes. « L’affaire McKinsey », en pleine campagne présidentielle, aurait pu être l’opportunité d’ouvrir un véritable débat sur cette question, un débat qui de toute évidence n’intéresse personne, puisqu’aucun candidat ne l’a repris à son compte, préférant réserver la place à des débats plus pressants : la question du genre où l’impôt sur l’héritage, pour ne donner que deux exemples…

Descartes

(1) Pour ceux qui ne dominent pas la langue de Shakespeare, « lean » veut dire « sans graisse ». « Lean management » peut être donc traduit par « encadrement sans gras ».

(2) Sauf bien entendu dans les services de communication des différentes administrations, les seuls services à afficher une enviable croissance…

(3) Ce point mérite un développement séparé. Un des problèmes est qu’à partir d’un discours égalitaire – le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions –  les revalorisations des rémunérations dans la fonction publique ont été systématiquement réservées aux « bas salaires ». Cette politique a conduit au cours du temps à « applatir » la pyramide des rémunérations, alors que dans le privé on assiste au phénomène inverse. A l’arrivée, les décalages – surtout pour les postes de haute responsabilité – deviennent très importants. Mais il n’y a pas que l’argent dans la vie, et la fonction publique a d’autres atouts dans la compétition pour les talents. Il y a des compensations immatérielles qui comptent aussi : le prestige social, le respect des concitoyens, le fait de travailler sous les ors de la République, le salut que vous doivent les gendarmes ou les policiers, la carte barrée de tricolore… tous ces petits riens qui font beaucoup ont été systématiquement érodés par le discours de « l’Etat modeste » ressemblant de plus en plus à une entreprise.

Tag(s) : #Fonction publique
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :