D’où vient l’Ukraine ?
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Le plan de Moscovie, Pays-Bas, 1645. Crédits: Wikimedia
LCDR : Dans ce que vous dites sur ce désir des orthodoxes d’avoir un tsar de la même confession, le lecteur français ne manquera pas de voir l’expression de « sentiments slavophiles et impérialistes »…
M.D. : Effectivement, dès qu’on évoque ce sujet, on est immanquablement soupçonné d’impérialisme, de nationalisme et de slavophilie. Mais il est important que les lecteurs français comprennent que la logique de solidarité confessionnelle fonctionne, dans l’espace byzantin, autrement qu’à l’Ouest. En effet, dans l’Europe du Moyen Âge, de nombreux territoires sont peuplés de catholiques – mais cela ne crée pas pour autant chez ces populations un désir d’appartenir à une entité nationale commune : les Français restent des Français, et les Allemands des Allemands. Les représentations chrétiennes de ces peuples européens n’entrent pas en conflit avec leur sentiment national. La religion ne vient pas empiéter sur le terrain national, et inversement.
LCDR : Alors qu’à l’Est…
M.D. : Alors qu’à l’Est, une autre logique est à l’œuvre. La tradition byzantine, dans un certain sens et jusqu’à un certain degré, est « antinationale ». C’est une traditionimpériale. Mais quand nous disons « empire », il ne faut pas s’imaginer un ogre qui veut détruire toutes les différences. L’empire, dans la culture byzantine, ne cherche pas à supprimer les différences mais à les dépasser par la chrétienté. Quand on est chrétien, à Byzance, les distinctions ethniques perdent leur sens et leur valeur. Les distinctions ethniques, à Byzance, sont perçues comme un signe de barbarie, unvestige des époques lointaines où les hommes vivaient en tribus. Cette tradition byzantine trouve un deuxième souffle sous la plume de ces ecclésiastiques ukrainiens et biélorusses dont j’ai parlé, puis sa deuxième vie – dans la pensée politique russe du XVIIè siècle.
LCDR : Revenons à l’an 1654. L’Ukraine, province particulière de Pologne-Lituanie, intègre la Russie. À ce moment précis, comment les habitants de l’Ukraine s’identifient-ils ?
M.D. : En 1654, les gens qui poussent l’Ukraine à l’intégration avec la Russie s’identifient principalement comme des cosaques – ce qui n’est pas une ethnie, mais un statut social particulier, dont beaucoup de paysans et de citadins rêvent à l’époque. Ces cosaques ne se pensent pas comme étant ukrainiens, mais « orthodoxes », et « sujets du roi polonais ». Et selon le clergé de Pologne-Lituanie, parce qu’ils sont orthodoxes – ils sont russes. Dans les documents de l’époque-là, on retrouve souvent des notes de type paradoxal : « russe, c’est-à-dire orthodoxe », ou « la foi russe » (comme le catholicisme est désigné par l’expression « foi polonaise »).

Cosaque Mamaï,personnage populaire ukrainien. Crédits: Wikimedia.
LCDR : Qu’est-ce que c’est que la « foi russe » ?
M.D. : C’est une autre notion très difficile à expliquer à des Français. Il serait impossible de mettre le signe d’égalité entre « Français » et « catholique », mais c’était tout à fait possible entre « Russe » et « orthodoxe ». Dans les sources de cette période-là, russe n’est pas un ethnonyme mais un « confessionyme » : un nom qui signifie une appartenance religieuse. Nous en trouvons l’exemple dans l’œuvre d’un savant religieux du XVIIème siècle : l’auteur y parle d’un certain Martin, calviniste, qui a décidé de se convertir à l’orthodoxie. « Il est devenu russe », écrit le moine : ce qui ne signifie évidemment pas qu’il soit devenu « russe » au sens ethnique du terme. Il l’est devenu au sens confessionnel. Une autre analogie pourrait compléter cet exemple : on sait que les habitants de Byzance se disaient « Romains » pour affirmer qu’ils étaient orthodoxes, qu’ils se considéraient comme les héritiers de la tradition impériale telle qu’elle avait été instaurée à Rome. Le terme « Romains » n’avait pas la moindre composante ethnique.
LCDR : Tout comme les sujets de l’Empire russe, qui se nommaient « Russes » ?
M.D. : Tout à fait, au moins dans de nombreux cas… Quand le poète Nikolaï Nekrassov dit : « J’ai consacré ma lyre à mon peuple », il ne pensait évidemment pas aux Russes ethniques, mais à tous les paysans qui peuplaient l’Empire russe. Gogol, né en Ukraine, se considérait lui aussi comme « Russe » : ce qui voulait dire, pour lui, orthodoxe et sujet du tsar russe. Comme Byzance, l’Empire russe jusqu’aux années 70 du XIXè siècle se pensait comme un État supranational, où l’on ne faisait pas de distinctions par ethnies et où l’orthodoxie était perçue comme une forme de loyauté politique. On sait d’ailleurs l’importance du rôle des Allemands venus des pays Baltes dans la construction de cet Empire russe. Ils faisaient partie des élites de l’empire tout en conservant, très souvent, leur foi protestante – et personne ne leur demandait de changer de religion.

Konstantin Kryzhitsky. Une soirée en Ukraine, 1901. Crédits: Wikimedia.
LCDR : À quel moment les habitants de l’Ukraine commencent-ils à se considérer « Ukrainiens » ?
M.D. : Le projet de la « nation Ukraine » a été élaboré tout au long du XIXème siècle et pris des formes plus ou moins abouties au début du XXème, grâce notamment aux travaux du célèbre historien ukrainien Mikhaïl Grouchevski. Entre le début et la fin du XIXème, l’Europe connaît les révolutions de 1848 et le début du « Printemps des nations » – les Français, les Hongrois, les Polonais se mettent à construire leurs identités nationales. Le XIXème siècle est le siècle des nationalismes, au sens neutre du terme. Les intellectuels d’Europe de l’Est se joignent à ce mouvement d’« éveil national », et vous voyez apparaître en Ukraine des poètes et écrivains « nationaux », comme Taras Chevtchenko ou Lessia Oukraïnka. Quant à la population de l’Ukraine, c’est en grande partie l’école soviétique qui lui apprend à se sentir pleinement ukrainienne. Il s’agit là d’un fait incontestable, que la plupart des historiens ukrainiens sont bien contraints de reconnaître.
LCDR : Comment cela ?
M.D. : Rappelez-vous : pour les idéologues soviétiques, en faisant simple, chaque groupe ethnique devait devenir une nation pleinement développée et former sa classe de prolétaires, qui se réuniraient tous, un jour, et formeraient une grande famille des peuples. C’est cette conception qui a déterminé la politique nationale des Soviets. N’oublions pas que les idéologues soviétiques étaient des doctrinaires fanatiques, et qu’ils jouissaient d’un pouvoir quasi illimité. Selon cette vision du monde, les bolchéviques, dans les années 1920, ont divisé le territoire de l’Empire russe en un nombre incalculable d’ « autonomies » : à raison d’une république autonome par groupe ethnique. C’est de là que nous avons hérité, par exemple, d’une « région autonome des Mordves » ou de celle des Koriaks. Dans le cadre de ce projet, les bolchéviques ont créé aussi la république socialiste d’Ukraine. Puis ils ont établi un certain nombre de pratiques, qui obligeaient chaque citoyen soviétique à se rapporter à un groupe ethnique déterminé. Je pense notamment à la loi qui contraignait tout citoyen majeur à désigner son « groupe ethnique » dans son document d’identité. Quand la langue russe dit aujourd’hui nationalnost, « nationalité », il s’agit en réalité du groupe ethnique. Ainsi, l’enfant d’une Lettone et d’un Biélorusse était contraint de décider s’il voulait être letton ou biélorusse. Il ne pouvait pas indiquer simplement « soviétique », ou « moscovite » sur son passeport, ou rien du tout… Il devait choisir une identité ethnique déterminée. Nous savons aujourd’hui que le « sentiment national » n’est pas une chose innée : il est formé d’en-haut – par le clergé, par des pratiques légales, par l’école et les médias. Ce sont les élites qui forment une nation – et ce sont les élites soviétiques qui ont formé la nation ukrainienne. Il faut savoir d’ailleurs que cette genèse, cette « généalogie » concerne l’ensemble des « cultures-nations » du monde humain…