"Siné et l’Inquisition"
Texte paru dans Le Monde Diplomatique d’août 2008
Cette fois ça n’a pas marché. Depuis le début des années 90, on ne comptait plus les adversaires de l’impérialisme, du néolibéralisme, des médias dominants, etc…qualifiés d’antisémites, voire de ‘nazis » (1) par quelque gardien de l’ordre social. Le prétexte pouvait être léger, inexistant même. Qu’importe : écrasé par la gravité de l’imputation, l’accusé devait aussitôt exciper de ses états de service antiracistes, évoquer la liste des ses amis et parents promptement transformés en caution de moralité, autopsier un trait d’humour plus ou moins réussi.
Rien n’y faisait. Car seul le tribunal de l’Inquisition et ses juges inamovibles (Alain Finkielkraut, Ivan Roufiol, Alexandre Adler, Philipe Val, Bernard-Henri Lévy…), avaient permission de manier l’irrespect, la provocation, de frôler (ou de franchir) la ligne jaune de la stigmatisation collective. Eux pouvaient justifier – au nom de Voltaire et de la caricature – leurs dérapages sur, par exemple, la couleur des joueurs de l’équipe de France ou l’assimilation de l’Islam au terrorisme.
Torquemada n’avait rien à redouter. Quadrillant les médias, il déployait les techniques décrites dans le Barbier de Séville – « Puis tout à coup, on ne sait comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel, de haine et de proscription ».
A une différence près ; le « on ne sait comment » de Beaumarchais était dépassé puisque nul n’ignorait à cause de qui Edgar Morin, Pierre Péan, et Philippe Cohen, Daniel Mermet, Hugo Chavez, Pascal Boniface, jacques Bouveresse, Charles Enderlin, pierre Bourdieu, José Bové…sans oublier Le Monde Diplomatique, ont été suspectés ou accusés d’antisémitisme.
En juillet dernier, un journal qui se voulut autrefois « bête et méchant » - et qui s’ingénie sur ce point à passer du second degré au premier – a entrepris d’ajouter à la liste le caricaturiste Siné. Torquemada, cette fois incarné par Val, est l’employeur du contrevenant. Il lui a fallu une semaine pour décréter que l’une des chroniques de Siné publiée avec son imprimatur, dans Charlie Hebdo était …antisémite. L’accusation, fantaisiste, visait-elle à se débarrasser d’un gêneur, comme le pensent à la fois l’auteur du « délit » et d’autres caricaturistes (Martin, Lefred-Thouron, Plantu, Willem, Tignous, Pétillon) ? Récalcitrant, le prévenu a refusé de signer la lettre d’aveux que le patron du journal, s’inspirant pour le coup d’une tradition assez peu satirique, avait rédigée pour lui. Il a été congédié. L’affaire aurait pu en rester là, et Siné demeurer au ban d’infamie, lâché par la plupart de ses anciens camarades, sa photo bientôt gommée des albums commémoratifs.
Seulement, cette fois, la manœuvre semble se retourner contre ses instigateurs. En marquant leur solidarité avec le dessinateur calomnié, des milliers de personnalités, d’intellectuels, de journalistes et d’anonymes ont signifié que ce manège devait cesser. Et que l’imputation d’antisémitisme, ce « mot qui tue » du débat intellectuel français, ne saurait être utilisée comme argument de convenance pour discréditer un adversaire trop remuant.
P.Rimb.
(1) Lire Serge Halimi, « Tous nazis ! ». Le Monde Diplomatique, novembre 2007