le 2 septembre 2008
Monsieur Mermet,
Je connais le « maccarthysme américain » (expression d'ailleurs redondante), remarquablement étudié par l'historiographie américaine, notamment par mon excellente collègue Ellen Schrecker (No Ivory Tower: McCarthyism and the Universities, Oxford, Oxford University Press, 1986, The Age of McCarthyism: A Brief History with Documents, Palgrave Macmillan (1994, réédition 2002), Many are the crimes. McCarthyism in America, Princeton, Princeton University Press, 1998). Je suis en revanche extrêmement choquée par la remarque de « Là-bas hebdo » relative à « la terreur que faisaient régner les staliniens français dans les années 50/60 ».
A part l'usage purement polémique que firent de cette « terreur » alléguée (il ne s'agissait guère que d'influence politique, idéologique et intellectuelle, accrue par la résistance à l'occupant allemand et par les conditions objectives de la défaite militaire du Reich) la CIA et ses think tanks clandestins (voir le remarquable ouvrage de Frances Stonor Saunders, The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, New York, The New Press, 1999, traduction française (Qui mène la danse, la Guerre froide culturelle, Denoël, 2004), je ne vois rien qui motive sérieusement un tel parallèle. De quelle terreur pourrait-il donc s'agir ? : de celle que faisaient régner les communistes français en s'opposant « au maccarthysme américain (sic) », à la guerre de Corée, à l'exécution des époux Rosenberg, à la guerre d'Indochine, à la guerre d'Algérie (à défaut de porter des valises au nom de leur parti, les communistes français ne l'ont pas, que je sache, soutenue), en dirigeant des grèves, ici ou là, en une époque difficile, mais où les travailleurs, tels les mineurs, en 1963, subissaient moins de défaites qu'aujourd'hui, etc. ? N'étant pas spécialiste de l'histoire du parti communiste stricto sensu, je n'ai pas recensé le nombre de censures ou saisies de L'Humanité « dans les années 50/60 », mais cette pratique étatique fut, de notoriété publique, considérable.
Voilà bien une curieuse terreur dont les salariés d'aujourd'hui, menacés de perdre ce que près d'un siècle de luttes leur a assuré (avec le soutien, depuis 1920, des léninistes devenus « staliniens français »), feraient bien de s'émouvoir ! Je ne vois en réalité aucune contribution communiste à l'« immense censure non dite [...] qui inhibe, qui pervertit l'information, qui bloque les débats » en France ni dans les décennies évoquées ni au-delà, a fortiori aujourd'hui où le marxisme est pratiquement interdit de fait ‑ y compris dans votre propre émission. L'allusion, de votre part, à cette « terreur » rouge mythique est d'autant plus sidérante que le fascisme - concept que j'utilise en connaissance de cause, ayant pour habitude de l'analyser, en tant qu'historienne ‑ redresse la tête de toutes parts, comme au cours de la précédente crise systémique du capitalisme (voir sur ce point deux de mes livres récents, celui de 2006, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 671 p., réédité en janvier 2007, et celui tout juste sorti, De Munich à Vichy, l'assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, août 2008, 426 p. : le second, que vous avez reçu ou allez recevoir, comme le précédent, est plus précis sur la répression anticommuniste, et situe clairement d'où venait alors la « terreur » répandue par l'« immense censure [...] dite »).
Il existe sur les « horreurs » imputées aux communistes français une ample bibliographie, mais elle est dépourvue de caractère scientifique, et la plupart de ses auteurs sont précisément liés aux think tanks - à peine ‑ clandestins susmentionnés : je pense notamment à Jean-François Revel, qui, en panne de lecteurs pendant un long moment, exactement comme nombre d'anticommunistes acharnés après la Libération (comme l'expose avec précision Frances Saunders), s'est beaucoup attardé sur l'épouvantable et imaginaire dictature intellectuelle des marxistes (et communistes) français. Le triomphe de la pensée de droite en France depuis les années 1980 lui a donné, on le sait, avec un appui financier américain avéré au surplus, un considérable public.
Bref, on voit mal pourquoi dans votre « hebdo » le De Profundis chanté en l'honneur de M. Sylvestre, chantre, par ailleurs inculte et nul, non du « libéralisme » ou de l'« ultra libéralisme » mais du capitalisme, que je préfère appeler par son nom, s'est transformé en dénonciation de l'introuvable « terreur que faisaient régner les staliniens français dans les années 50/60 ». La tentation de l'antibolchevisme de confort, à laquelle il est si difficile de résister, l'a une fois de plus emporté sur la raison.
Bien cordialement,
Annie Lacroix-Riz,
professeur d'histoire contemporaine, université Paris 7