 La décomposition de l'esprit démocratique allemand par l'OTAN? La société allemande est profondément éprise de paix. Tous les sondages le montrent. Les Allemands sont particulièrement opposés à l'envoi de troupes de la Bundeswehr en Afghanistan. Les Allemands avaient réélu Gerhard Schröder en 2002, malgré un mauvais bilan économique, parce qu'il affichait son opposition à la guerre en Irak. On peut même dire que c'est la réunification qui a fait basculer définitivement la société allemande, majoritairement, dans le pacifisme. ... C'est sans doute moins la propagande du régime de RDA en faveur de la paix qui avait joué le rôle décisif pour transformer vingt millions d'Allemands en militants du désarmement qu'un double phénomène, commun à la RFA et à la RDA: la conversion brusque, après 1945, de l'Allemagne d'imprégnation protestante - qui avait été la plus nationaliste - au rejet total de la guerre; le sentiment angoissant, et dominant au plus tard dans les années 1980, que l'Allemagne serait le champ de bataille d'un affrontement Est-Ouest en Europe. L'Allemagne de l'ouest était plus partagée, depuis les années 1950: l'Allemagne d'imprégnation catholique avait été moins nationaliste et le mouvement de balancier fut donc moins grand; elle adhérait à la notion de la "guerre juste" contre une éventuelle attaque de l'Empire soviétique; quel que fût le bellicisme américain, par exemple au Vietnam, on avait le sentiment d'être du bon côté, celui de la démocratie normalement pacifique mais quelquefois légitimement combattante. Selon la logique démocratique qui a prévalu en 1989-1990, on aurait dû s'attendre à ce que l'Allemagne réunifiée pèse puissamment pour la paix dans le monde. Or, force est de constater que la politique du gouvernement allemand n'est pas une politique pacifique. Les deux guerres contre l'Irak (1991 et 2003), à laquelle l'armée allemande n'a pas participé, sont restées des exceptions: le gouvernement allemand a associé son pays à tous les autres conflits menés par les Occidentaux depuis le début des années 1990. Somalie, Bosnie, Kosovo, Afghanistan etc... Quand on regarde de près les analyses remarquables du site www.german-foreign-policy.com, on s'aperçoit que le gouvernement allemand est très actif pour rendre l'Allemagne indispensable dans le jeu international des puissances: participation au maintien de la paix au sud du Liban; engagement contre la piraterie à la pointe de l'Afrique; coopération militaire étroite avec Abu Dhabi; envoi de conseillers militaires en Mongolie etc... Bien entendu, le budget militaire allemand reste notoirement insuffisant pour mener une politique militaire autonome. La Bundeswehr s'appuie logistiquement sur l'OTAN. Mais c'est là que le bât blesse: tous les principes qui avaient encadré strictement la militarisation de l'Allemagne de l'ouest durant la Guerre froide ont été transgressés en même temps que l'OTAN se survivait sans légitimité. C'est à l'abri de l'élargissement des théâtres d'opération où l'OTAN intervient que la Bundeswehr est sortie d'un rôle purement défensif. Même si le service militaire existe encore en Allemagne, ce sont les unités professionnelles qui sont sollicitées pour participer aux opérations de "maintien de la paix"; on s'éloigne donc de l'idée que l'armée devait être un des lieux où la conscience démocratique se fortifiait. Un papier publié par die Linke le 8 avril 2009 rappelle que des Tornados allemands pourraient être équipés d'armes nucléaires si les Etats-Unis le souhaitaient - il s'agit d'une véritable dérive, puisque l'Union Soviétique avait fait de cette perspective, durant la Guerre froide, un casus belli et que l'Allemagne a officiellement renoncé aux armes de destruction massive par le traité 2 + 4 de 1990.
Comme la société allemande refuse une augmentation significative du budget de la défense, on assiste à un découplage progressif entre la mentalité secrètement belliciste des milieux dirigeants et l'opinion majoritaire. Cependant, en démocratie, les élites sont recrutées dans l'ensemble de la population. Peut-on imaginer une imprégnation progressive de la société allemande, à son corps défendant, par des valeurs bellicistes? Le grand point d'ancrage du modèle ouest-allemand avait été la rigueur libérale. L'économie sociale de marché est fondée sur un contrôle très strict des dépenses et, depuis la fin des années 1940, l'économie allemande a largement recueilli "les dividendes de la paix", sa défense étant globalement assurée par d'autres. Cependant, l'Allemagne a développé avec le temps une industrie de la défense non négligeable; elle est aujourd'hui le troisième exportateur d'armements au monde. Et, en temps de crise, on peut redouter que l'économie allemande se tourne encore plus vers l'industrie de la défense comme un secteur porteur.
Ce à quoi nous assistons, ce n'est pas au retour des "casques à pointe" comme le croyaient certains observateurs français au début des années 1990. L'Allemagne est trop profondément marquée par le désastre moral du nazisme pour basculer massivement dans un nouveau militarisme. Ce qui est en jeu, c'est la corruption de la démocratie, le déclin de l'économie de marché et le basculement du monde vers la guerre.
Il n'est pas bon qu'une société qui s'est affirmée comme un modèle de démocratie développe un comportement gouvernemental tellement contraire à ses principes fondateurs: l'esprit public y est progressivement corrompu. L'esprit de la libre entreprise, aussi; pensons simplement à ce que représente un parcours comme celui de Hartmut Mehdorn, jusqu'à récemment à la tête de la Deutsche Bahn: cet ancien officier a pris la tête de Messerschmitt puis de la DASA. Tout imprégné de valeurs militaires, il a importé à la Deutsche Bahn l'idéal d'une structure hiérarchisée à l'extrême, fondée sur l'espionnage interne et préférant la conquête de marchés extérieurs à la qualité du service pour l'usager allemand. Pensons aussi à la manière dont Siemens profite grassement, depuis des années, à la fois de la montée de l'insécurité dans le monde et de sa proximité avec le pouvoir en vendant ses systèmes de surveillance électronique frontalière: de façon caricaturale, l'entreprise accompagne les élargissements successifs de l'UE en vendant ses équipements de contrôle, toujours plus perfectionnés, et répondant à une mentalité d'assiégé toujours plus marquée aux pays entrants. L'abandon du plaidoyer pour la paix est le plus évident: Berlin ne fait rien pour freiner Washington, au contraire. Prenons l'exemple du Soudan: l'Allemagne est à fond dans une logique de renversement du gouvernement soudanais, défendu, lui, par la Chine. Prenons l'Iran: sous Schröder puis sous Madame Merkel, l'Allemagne a refusé de jouer le rôle de médiateur que l'Iran espérait lui voir jouer. En l'occurrence, rien ne distingue l'Allemagne des autres pays occidentaux. C'est cela qui est désespérant: voir un pays dont le rôle pourrait être stabilisateur dans les actuels soubresauts créés par la fin de l'américanisation du monde jouer au contraire un rôle d'aggravation de la crise géopolitique.
On ne sait pas s'il faut souhaiter que tout cela soit emporté dans un déclin accéléré de l'empire américain qui, bientôt, ne pourra plus financer son interventionnisme tous azimuts. Heureusement, aucun autre pays occidental ne pourra les remplacer dans un rôle de "gendarme du monde". Et les actuels dirigeants allemands disparaîtront de la scène au profit d'une nouvelle génération éprise à nouveau de liberté et de paix. Edouard Husson Source: newropeans magazine |