"L’enseignement de la « construction européenne »
dans le système scolaire français"
Par Benjamin Landais, Pierre Yaghlekdjian
(3)
Dès la présentation des « origines » de la construction européenne, l’évocation de faits ponctuels et marginaux mis les uns à coté des autres et présentés comme relevant d’un processus linéaire rabaisse cette fameuse histoire de l’Europe au niveau du mythe plutôt que de la présentation critique et scientifique. L’extension du style baroque, la circulation des humanistes, cartes à l’appui, sont mises en avant pour justifier l’ancienneté de « grands courants artistiques, intellectuels et scientifiques traversent le continent sans tenir compte des frontières" nationales » [9], sans craindre l’anachronisme concernant la définition de « frontières nationales » pour le bas Moyen-âge et la Renaissance.
Les « tentatives d’unité politique du continent » sont aussi mentionnées à travers les constructions territoriales de Charles Quint, de Napoléon et même des princes de la Sainte-Alliance [10] ! Cette présentation totalement acritique reproduit le schéma des nationalismes culturels du XIXe siècle qui prônaient le «réveil "des nations sans Etats. Le recours à quelques intellectuels manifestant une soi-disant « identité européenne » dans une période lointaine, l’insistance sur quelques traits culturels communs, la référence anachronique à des Etats disparus sont des éléments frappants de ce processus.
En outre, quelques illustres noms comme Emmanuel Kant ou Victor Hugo sont convoqués bien que, si l’on ne peut douter de leur engagement universaliste, ils peuvent difficilement être présentés comme ayant eu une influence politique conséquente concernant leurs projets. Plus surprenant encore, compte tenu de la brièveté habituelle des biographies présentées, deux « grands-pères de l’Europe » aujourd’hui à la mode, Aristide Briand et Richard de Coudenhove-Kalergi, sont sortis de l’oubli grâce à une surestimation patente des résultats de leur action politique pro-européenne.
Cependant c’est avec l’histoire contemporaine que l’on touche au mythe pur et simple. Alors que le silence est total sur les projets d’unification européenne avant guerre, soutenus par les grands industriels ou les fascistes (les premiers finissant par se ranger derrière les seconds à la fin des années 30), on apprendra que « l’idée européenne renaît en Europe, notamment sous l’influence des mouvements de résistance [11] » !
Pour accréditer cette thèse, quelques obscurs fédéralistes réunis au sein du Mouvement de Libération Nationale sont mis en avant.
C’est d’ailleurs tout ce que le lycéen pourra lire sur la Résistance en France…
Cette notion d’idéal devant être au centre de l’explication, la guerre froide et le rôle des Etats-Unis, même s’ils sont mentionnés, passent au second plan, alors que ce dernier fut prépondérant dés la fin de la guerre avec la mise en place de l’OTAN et du plan Marshall. Pire encore, les rédacteurs du manuel franco-allemand iront jusqu’à affirmer que « la CED visait à construire une défense européenne autonome et son échec oblige à une solution atlantiste » en oubliant soigneusement de rappeler que le traité mettait les nouvelles divisions militaires européennes à la disposition du chef des forces atlantiques, sous commandement direct d’un général américain !
La lecture des manuels de terminale laisse en fin de compte l’impression que la « construction européenne » est le résultat de la diffusion d’une idée et de sa réalisation à un moment propice (libération, guerre froide, chute du mur de Berlin). Les leçons s’ouvrent généralement par une présentation dithyrambique de quelques pères fondateurs dont les incontournables Monnet et Schuman sans qu’on n’apprenne jamais pour ce dernier ses responsabilités ministérielles dans le gouvernement Pétain et le vote des pleins pouvoirs.
Une écriture totalement idéaliste de l’histoire en somme, qui peut être résumée par cette entrée en matière du manuel franco-allemand :
« Ravagée et traumatisée par la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale ressent dès 1945 l’absolue nécessité de rapprocher les peuples et les Etats pour se reconstruire et garantir la paix. »
Mais qui en furent les protagonistes ?
N’y avait-t-il comme solution pour rapprocher les nations européennes que la perte de leur souveraineté ?
Les peuples en sont-ils parties prenantes ?
Cela le lycéen n’en saura rien.
Passée la guerre, le renforcement des communautés européennes semble se dérouler sans problèmes ni oppositions majeures de 1945 à nos jours. La reprise fréquente d’une frise chronologique, égrenant, sur un dégradé de bleus, les dates des traités successifs et des nouveaux États adhérents tranche avec les frises utilisées pour les démocraties populaires où n’apparaissent que les interventions militaires soviétiques.
Par ailleurs, toutes les étapes de la construction européenne sont illustrées par des affiches ou photographies de propagande. Il ne s’agit pas d’exercer l’esprit critique de l’élève en l’interrogeant par exemple sur la nature des représentations de la construction européenne mais bien au contraire de se servir de ces documents pour appuyer une interprétation irénique de l’histoire [12].
Cependant, pour pallier l’absence d’engouement populaire à l’endroit de la construction européenne, les manuels recourent massivement à un procédé douteux : le « grossissement» d’évènements qui à l’époque passèrent quasiment inaperçus.
La signature du traité de Rome le 25 mars 1957 est présentée comme la date-clef de la seconde partie du XXe siècle. Ici l’absence de mise en contexte démontre encore une fois la perversité de la méthode, cet évènement se déroulant dans un contexte politique archi-dominé en France par la guerre d’Algérie, entre les pleins pouvoirs donnés à l’armée à Alger le 7 janvier et la chute du gouvernement Guy Mollet le 25 mai.
Les chapitres consacrés à l’histoire de la France n’aideront pas plus les élèves, tant celle-ci est désormais réduite aux batailles purement politiciennes. Les débats sur la décolonisation sont évacués, la guerre d’Indochine est clairement ignorée. Au passage, conservateurs et sociaux-démocrates sont débarrassés de leur mauvaise conscience coloniale.
Mission accomplie…
Les seuls débats et oppositions dont l’élève a connaissance concernent certaines des controverses internes au milieu très limité des partisans historiques d’une Europe fédérale et du milieu très fermé des fonctionnaires et dirigeants européens. Après guerre, il s’agit du débat entre les confédéralistes, « partisans d’une Europe où coopèrent des États souverains » et fédéralistes, « partisans de véritables ‘Etats-Unis’ d’Europe » [13].
Dans les années 1960, les fédéralistes s’opposent cette fois-ci aux « unionistes », terme utilisé pour définir les positions gaulliennes. Dans plusieurs manuels, le texte d’Altiero Spinelli, tiré d’une conférence de 1985, vient à point nommé, à la fin du premier chapitre, pour distinguer trois modèles : le modèle fonctionnel et bureaucrate de Jean Monnet, le modèle confédéraliste de Churchill et de de Gaulle et enfin le modèle fédéraliste.
L’interprétation de la première période de la construction européenne est donc particulièrement claire et ce sont les fédéralistes qui décrochent le meilleur rôle. L’opposition se passerait donc d’abord entre les « politiques nationaux » (Churchill et De Gaulle), personnages respectables mais dépassés et un bureaucrate un peu étroit dans sa pensée politique bien qu’efficace (Monnet). Cette opposition est alors dépassée par les fédéralistes, dont Jacques Delors, qui mêlent démocratie, respect de la souveraineté nationale dans certains domaines, et efficacité par le simple fait d’appliquer des décisions à un niveau spatial supérieur.
Il s’agit d’une conséquence directe de la place disproportionnée de l’histoire des institutions européennes dans le programme.
On exige de l’élève qu’il chausse les lunettes du partisan inconditionnel de la construction européenne, sans jamais en interroger la finalité ni les raisons profondes (intérêt prépondérant des groupes industriels). Les blocages du « processus de construction » doivent donc être surmontés pour que l’Europe progresse.
Les freins identifiés sont généralement des forces politiques strictement nationales qui s’opposent à l’avancement de l’Europe, par exemple les gaullistes « par peur de l’Allemagne » ou les communistes en France qui « dénoncent une Europe alignée sur le modèle américain et hostile à l’Union soviétique » [14].
Au contraire, les manuels présentent des forces politiques d’emblée ancrées dans le bain européen, sans qu’on ne dise rien de leurs enracinements nationaux respectifs : la social-démocratie et la démocratie-chrétienne, toutes deux qualifiées d’ « européennes ».
On ne saura jamais rien des problèmes économiques et sociaux posés par l’intégration européenne, pas même dans les dossiers consacrés au référendum du 29 mai 2005. L’angle d’attaque reste institutionnel.
Le référendum de 2005 est vu comme une « crise » qui devrait être réglée par le traité de Lisbonne.
Pour conclure avec optimisme, le manuel franco-allemand nous annonce que l’« Union européenne est en tout cas un modèle d’intégration régionale : elle est le seul exemple dans le monde d’une véritable union économique et monétaire. Fondée sur la réconciliation franco-allemande, le dépassement partiel de la souveraineté nationale et l’élargissement progressif à de nouveaux pays, l’UE est aussi un modèle politique. Enfin, elle peut apparaître comme un modèle social, car elle défend un libéralisme tempéré, mais cela fait l’objet de vifs débats internes ».
Sur la nature réelle des politiques mises en place au niveau européen, l’élève ne trouvera quasiment rien. Les rédacteurs mettent en avant l’apparent développement économique des pays ouest-européens, mais rien ne permet de savoir en quoi les institutions européennes l’ont influencé. Les seuls exemples repris dans tous les manuels (du primaire à la terminale) sont pour la plupart inexacts. On cite volontiers Ariane et Airbus. Cependant, ces fleurons industriels ne peuvent absolument pas être présentés comme issus du projet européen. Bien au contraire, ils sont nés de coopérations internationales entre entreprises le plus souvent publiques, méthode difficilement assimilable au dogme européen du tout-au-privé.
En revanche, rien n’est dit sur les déboires du projet Galileo, qui pour répondre à l’exigence de la « concurrence libre et non faussée » et du système des appels d’offres européens, verra le jour avec plus de 5 ans de retard et l’explosion de son budget initial.
De même, pas un mot ne pourra être lu sur les politiques de privatisation et leurs conséquences, qui pourtant constituent le gros de la politique européenne.
Idem pour l’action de la Banque Centrale Européenne ou sur les mesures visant à libéraliser le marché du travail. Au sujet de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) on apprendra avec intérêt que celle-ci avait pour but « poursuivre la reconstruction d’un secteur stratégique et améliorer le sort du monde ouvrier ».
Quand on a connu la liquidation systématique de l’industrie minière et sidérurgique dans notre pays, cette allégation fait relativiser la bonne foi de ses auteurs…
[9] Manuel Franco-allemand, p. 116.
[10] ibidem.
[11] Manuel Belin.
[12] Une question portant sur une affiche éditée par la communauté européenne en 1979 à l’occasion des premières élections au suffrage universel du parlement et intitulée « l’Europe c’est l’espoir » est ainsi posée : « Comment le slogan employé se justifie-t-il ? ». De la même façon, une photo prise devant l’hôtel intercontinental de Bucarest, où seules trois personnes sont visibles, est légendée : « la liesse des Roumains le jour de l’entrée de leur pays dans l’Union européenne ». La question posée est tout naturellement : « Comment s’explique la réaction de la foule ? »
[13] Bordas, p. 196.
[14] Manuel franco-allemand, p. 116.
Source :
http://www.ideologie-europeenne.fr/L-enseignement-de-la-construction.html