NATURE ET FONCTIONNEMENT
D'UNE MACHINE À BROYER LES PEUPLES
Contrairement à la vieille rengaine, l'Europe ne fut jamais celle des peuples et ne tenta jamais de l'être. Elle répond à un besoin précis du patronat européen et mondial, réformer le cadre des structures de décisions politiques pour être mieux à même d'imposer la régression généralisée, la contre-révolution permanente.
par
Lorsque l’Eurocratie a fait donner sa cavalerie d’experts (qui ne s’expriment plus en arguments, mais en statistiques), de journalistes (qui ne s’expriment plus en faits, mais en opinions) ou d’historiens (qui ne s’expriment plus en évènements, mais en nombre de morts) elle n’a qu’à moitié convaincu le public.
Il lui faut le supplément d’âme.
Il lui faut convoquer la Rationalité Même.
Il lui faut la Philosophie.
Arrêtons-nous donc sur les fondements prétendument philosophiques de l’Idéologie Européenne.
Nous abordons ici un autre niveau de la propagande eurobéate. Elle est généralement jugée de plus haut niveau que celle des experts car présentée au-dessus de « grandes signatures » (Jürgen Habermas, Edgar Morin, Slavoj Žižek, Jean-Pierre Faye, Denis de Rougemont, Jorge Semprun, Bernard-Henri Lévy), pour employer un terme banquier.
Là où le politicien joue sur les intérêts particuliers (« comment accueillir les Jeux Olympiques, si nous refusons de voter oui ? »), et les experts sur le prestige de la cuistrerie statistique, les idéologues culturels usent d’abord des grands principes. La recherche de la paix entre les nations, la communion des cultures, la protection contre le Péril Jaune constituent autant d’impératifs qui justifieraient l’Euroland tel qu’il se construit réellement.
C’est moins le propos que la signature qui compte : il s’agit de mettre un nom prestigieux dans la balance. Ainsi, en pleine campagne sur le referendum européen, Les Inrockuptibles choisissent de publier Jürgen Habermas. Le magazine ne nous ayant guère habitués à une réflexion de haute volée, la présence d’un philosophe est essentiellement l’imposition d’une image de marque, qui lave plus blanc que toutes les autres.
Ainsi, lorsque Habermas veut dénigrer l’Etat-nation, il revendique à lui tout seul toute la science sociale :
« Les sciences politiques et sociales ont analysé sans détour ni parti pris le phénomène ; leur constat est très clair : les capacités défensives de l’Etat-nation pris isolément ne suffisent plus à maintenir le statu quo à l’intérieur de ses frontières – que ce soit du point de vue de l’Etat de droit, du point de vue démocratique, mais surtout du point de vue social – qu’à garantir la sécurité de sa propre population vis-à-vis de l’extérieur. » [1]
Cette propagande s’inscrit dans une tentative de récupération plus globale, consistant à mettre « la » Philosophie au service de la social-démocratie prônée par les Eurobéats. C’est l’intention déclarée d’un Jacques Delors qui déclare sans vergogne et sans crainte excessive du ridicule :
« Le chemin des philosophes conduit […] à l’Europe. » [2]
Cette affirmation péremptoire figure dans la préface que le Commissaire Européen (l’un de ceux grâce à qui l’Europe marche si bien, et qu’il faut respecter comme telle) a écrite au livre de Jean-Pierre Faye, L’Europe une. Les philosophes et l’Europe, un modèle du genre en matière d’embrigadement et de caporalisation de la « philosophie » au service de la construction européenne.
Ce postulat de Delors est bien peu philosophique, en ce sens qu’il fait appel à un argument d’autorité, la philosophie s’étant toujours construit par opposition selon l’adage d’Aristote, « Platon m’est cher mais la vérité m’est plus chère encore. »
Mais en dehors de ce problème de méthode, quel est ce magma que Faye et Delors conviennent d’appeler « La Philosophie », qui ferait référence et dans le sillage duquel nous devrions arriver à l’Europe ?
La voilà présentée en une liste bien disparate : Leibniz, Rousseau, Voltaire, Bentham, Saint-Simon, Novalis, Nietzsche, Husserl, Ortega y Gasset, Benedetto Croce.
Ainsi peut-on mettre dans le même sac et sans passer pour un imposteur les projets de paix rationnelle et perpétuelle des Lumières avec l’Europe romantico-fascisante de Novalis à Nietzsche en passant par le franquiste Ortega y Gasset…Cela ne peut se faire qu’au prix d’une formidable oblitération du contenu des philosophies en question.
Ainsi, sous la plume de Faye, Nietzsche se révèle-t-il un visionnaire pourfendeur des nationalismes périmés et de l’union des peuples. Or quel était le projet de Nietzsche pour l’Europe, qu’on a aussi coutume de désigner sous le terme de « grande politique », en ce qu’elle prétend s’élever au-dessus du cadre national ?
Nous citons texto Nietzsche dans un texte publié de son vivant (comme tous les textes de Nietzsche auxquels nous ferons par la suite référence) :
« Notre Europe moderne, théâtre d’une tentative stupidement brusquée de mélanger radicalement les classes, donc les races, est, de ce fait, sceptique du haut en bas. [...] Je souhaite une telle aggravation du danger russe que l’Europe doive se résoudre à devenir menaçante et, au moyen d’une nouvelle caste qui règnerait sur elle, à se forger une volonté unique, une volonté à elle, terrible et durable, qui serait capable de s’assigner pour des millénaires ; ainsi l’Europe mettrait-elle enfin un terme à la comédie, qui n’a que trop duré, de sa division en petits États et de ses velléités divergentes, dynastiques ou démocratiques. Le temps de la petite politique est passé : le siècle prochain déjà amènera la lutte pour la domination universelle – l’obligation d’une grande politique. » [3]
Et pour accomplir cette « grande politique », il faut pour Nietzsche forger une nouvelle caste européenne :
« Il faudrait naturellement favoriser [les Juifs] avec prudence et discernement ; un peu comme fait la noblesse anglaise. Il est évident que ce sont les types les plus robustes et déjà les plus nettement caractérisés de l’Allemagne moderne qui courraient le moins de risques à entrer en commerce avec les Juifs : par exemple, l’officier noble de la Marche. Il serait intéressant à beaucoup d’égards de voir s’il serait possible de réunir par un habile métissage, à l’art héréditaire du commandement et de l’obéissance – dont la Marche est aujourd’hui la terre classique –, le génie de l’argent et de la patience (et surtout un peu de spiritualité qui fait cruellement défaut à la province en question). Mais assez de joyeuses divagations teutomanes ! Brisons là ma harangue, – car je touche déjà à ce qui me tient le plus à cœur, au “problème européen”, tel que je le comprends, c’est-à-dire à la sélection d’une nouvelle caste destinée à gouverner l’Europe. » [4]
On peut comprendre que « cette nouvelle caste destinée à gouverner l’Europe » n’élève aucun sentiment de protestation chez les bons pères de l’Europe, mais enfin qu’a donc ce projet de commun avec l’universalisme des Lumières à laquelle on prétend le comparer ? D’autant que Nietzsche n’aime que l’Europe d’avant les Révolutions, voyant dans le processus qui s’est développé depuis une véritable dégénérescence d’ordre racial :
« Dans un sens plus décisif, plus radical encore, la Judée remporta une nouvelle victoire sur l’idéal classique, avec la Révolution française : c’est alors que la dernière noblesse politique qui subsistait encore en Europe, celle des dix-septième et dix-huitième siècles français, s’effondra sous le coup des instincts populaires du ressentiment, – ce fut une allégresse immense, un enthousiasme tapageur comme jamais on n’en avait entendu sur la terre ! » [5]
« (En Europe) la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne, peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : – qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette prédilection pour la Commune, la forme sociale la plus primitive, que partagent aujourd’hui tous les socialistes d’Europe, ne sont pas dans l’essence, un monstrueux effet d’atavisme – et que la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens, n’est pas en train de succomber, même physiologiquement ?... » [6]
La paix que prône Nietzsche, c’est donc la paix des maîtres. Nietzsche n’a certes pas connu l’Europe nazie. Mais il approuvait de tout cœur l’union européenne sous la botte napoléonienne, déniant à tout peuple, y compris le sien, le droit de se rebeller :
« Les Allemands ont, avec leurs “guerres d’indépendance”, frustré l’Europe de la signification merveilleuse que recelait l’existence de Napoléon. » [7]
Mais qu’à cela ne tienne… Il s’agit de réduire la pensée d’un philosophe à un assentiment vague pour l’idée d’Europe… Puis d’imposer l’Europe au nom du père.
Le terme de « pères de l’Europe », titre officiel du Parlement européen, n’est d’ailleurs pas neutre : il joue sur le « surmoi » des masses, sacralisant les pères d’une hypothétique tribu d’Europe. « Pères de l’Europe »… Est-ce bien une terminologie progressiste ?
Ou romantique ?
Ou fasciste ?
NOTES :
[1] J. Habermas, Sur l’Europe, Bayard, Paris 2006, p. 7. Il y a cependant une part de vérité dans ce propos : quand Habermas parle de statu quo, il faut comprendre que l’Etat-nation pris isolement n’arrive plus à contenir les aspirations sociales en son sein à lui tout seul.
[2] J. Delors, préface à J.-P. Faye, L’Europe une. Les philosophes et l’Europe, Gallimard, Paris 1992, p. 8.
[3] Par-delà le bien et le mal § 208, op. cit., II, p. 656-657. Jenseits von Gut und Böse § 208, op. cit., V, p. 139-140.
[4] Par-delà le bien et le mal § 251, op. cit., II, p. 698. Jenseits von Gut und Böse § 251, op. cit., V, p. 194-195.
[5] La Généalogie de la morale I, § 16, op. cit., II, p. 800. Zur Genealogie der Moral I, § 16, op. cit., V, p. 287
[6] La Généalogie de la morale I, § 5, op. cit., II, p. 782. Zur Genealogie der Moral I, § 5, op. cit., V, p. 263-264
[7] F. Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres : Le Cas Wagner § 2 », Editions Robert Laffont, Paris 1993, II, p. 1187. Trad. d’H. Albert révisée par J. Lacoste. Ecce Homo, « Warum ich so gute Bücher schreibe, Der Fall Wagner § 2 », DTV, Munich, 1967-1977, VI, p. 360.
Pour citer cet article, merci d'utiliser ces indications:
Collectif, La philosophie à la rescousse de l’Idéologie européenne, L’idéologie européenne (http://www.ideologie-europeenne.fr)
http://www.ideologie-europeenne.fr/La-philosophie-a-la-rescousse-de-l.html