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Samedi 17 janvier 2015

    « Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

 Pierre Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (wikipedia)

 


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Les meurtres au sein du journal Charlie Hebdo ont fait trembler la planète, de façon inattendue, et l'auteur de ce blog aussi.

 

J'ai participé à la marche du 11 janvier. Je n'ai pas eu le temps de rédiger un billet, que je pressentais complexe, et ai posté un dessin de Wolinski, comme un hommage collectif rapide à un dessinateur génial. Les commentaires reçus sur le blog m'ont moins étonné par leur contenu, quepar leur sécheresse.

 

Comme si les commentateurs, semblables au démon de Laplace décrit plus haut, avaient été capables immédiatement de jauger et d'évaluer toutes les composantes de cet événement, pour conclure définitivement qu'il n'y avait rien à en dire sinon que de rappeler les méfaits - indéniables - des USA.

 

J'avoue de mon côté que je ne m'en sens pas capable. Mais les rares commentateurs de ce dessin ne sont pas seuls à avoir un avis tranché sur ces meurtres. J'ai lu beaucoup d'avis, certains intéressants, d'autres navrants.

 

J'en cite quelques-uns ici, de façon un peu décousue, que je commente pour fixer mes idées.

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Un blog américain, le Daily Kos, rejette, assez finement à mon sens, l'idée que l'équipe de Charlie aurait été raciste (le site américain Jacobinégalement). Je rappelle à ce sujet que l'équipe actuelle n'était plus dirigée par Philippe Val, qui avait une ligne ultra-atlantiste, à laquelle j'avais consacré au moins un billet en 2006. J'écarte l'idée que les dessinateurs assassinés il y a dix jours étaient racistes.

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Faut-il "être" Charlie ?

La manifestation du 11 janvier a fait l'objet d'une querelle théologique peu intéressante (le "je ne suis pas Charlie" devenant presque aussi conformiste que son opposé).

 

André Gunthert a publié un billet titré "la défaite Charlie", concluant que la marche ne changerait rien à la situation internationale, et que donc c'était un échec ("Si l’on parcourt la liste des motifs qui alimentent la radicalisation, dressée par Dominique Boullier, qui rejoint celle des maux de notre société, on se rend compte que rien d’essentiel ne changera, et que rien ne peut nous protéger de crimes qui résultent de nos erreurs et de nos confusions.")

 

Il ajoute que "Les effets de ce piège sont catastrophiques. Alors même que la société française glisse peu à peu dans l’anomie caractéristique des fins de système, exactement comme le 11 septembre a galvanisé la nation américaine, le «pays de Voltaire» ne retrouve le sens de la communauté que face à l’adversité terroriste."

 

Le raisonnement est étrange : l'anomie française ne devrait être réveillée que par de nobles causes, et l'assassinat à l'arme lourde d'une vingtaine de personnes en plein Paris ne semble pas en être une.


J'ai préféré, de très loin, l'analyse peut-être trop optimiste, du blogueur Descartes. Il voit une autre raison à la mobilisation des français, que je crois plus exacte : "Tout à coup, les français ont compris combien ces valeurs « ringardes » que sont le drapeau ou la Nation, ces « beaufs » que sont les policiers et les gendarmes, sont nécessaires pour nous protéger du chaos. Cette manifestation, c’est la manifestation de la peur.Non pas la peur des terroristes, mais la peur de la désintégration du tissu social."

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Là où il y a précipitation, où l'on voit le doigt du démon de Laplace, c'est dans la volonté de fixer définitivement le sens d'une marche, à travers ce débat sémantique, et de cristalliser un moment pour le transformer en direction (Le Monde encore, s'interrogeant sur la pérennité du "mouvement d'union nationale" qu'aurait réussi à impulser Manuel Valls).

Frédéric Lordon tombe, à mon sens, dans le même travers, avec son "Charlie à tout prix". Vouloir conclure tout de suite sur le sens, la portée et l'utilité d'un phénomène aussi important l'amène à des conclusions peu pertinentes : "Par construction, arasant toute la conflictualité qui est la matière même de la politique, la masse unie est tendanciellement a-politique. Ou alors, c’est que c’est la Révolution – mais il n’est pas certain que nous soyons dans ce cas de figure…"

Ce n'est pas parce que cette marche n'est pas révolutionnaire que l'on peut d'ores et déjà assurer qu'elle n'aura aucun effet. Pour la dire inutile, c'est probablement un peu tôt.

Par ailleurs, c'est oublier la simple dimension thérapeutique de se retrouver ensemble, comme communauté (on apprend que les ventes d'anxyolitique ont bondi de 20%, combien aurait-ce été sans ces occasions de se retrouver ensemble pacifiquement ?).

Personne ne s'est jamais attendu à changer le cours de l'histoire en allant enterrer un proche, pourtant on fait généralement le déplacement. La marche du 11 janvier était aussi une sorte de veillée funèbre.

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Autre interprétation, bien plus intéressante à mon avis, du soutien à Charlie : celle de John Dolan sur le site Pando Daily. L'auteur s'étonne du fait que nombre de journaux anglo-saxons n'aient pas osé, ou souhaité, reproduire des dessins de Charlie Hebdo. Pour Dolan, les français et Charlie Hebdo sont un peuple qui aime parler haut et fort, ce qui les dispense souvent d'agir trop.

 

Les anglo-saxons selon lui, agissent à l'inverse : un discours très propre et aseptisé et des actes guerriers (" Anglo culture has always shared this hysterical sensitivity to verbal transgressions, while French culture has delighted, for centuries, in playing with obscenity, blasphemy, and profanity as an intellectual pastime.")

 La réaction des autorités américaines, absentes de Paris le 11 janvier, pourrait ainsi relever de cette sorte de gêne : "on va pas pleurer des blasphémateurs". (au passage, un point qui pourrait éventuellement faire réfléchir des complotistes : si la CIA, le Mossad ou autres avaient organisé ces crimes pour souder un camp occidental, c'est assez amateur de ne pas avoir envoyé Obama à Paris le 11 janvier...)

L'article de Dolan mériterait une traduction française, il est brillant.

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J'en ai à peu près fini avec les interprétations de la marche du 11 janvier et du "mouvement Charlie". Restent les faits, leur contexte, et la suite.

 

Sur les causes, un article de Simon Blackburn dans le Monde du 13 janvier renvoyait la responsabilité du chaos international, dont ces attentats font partie, aux multiples interventions occidentales ("Après le 11-Septembre les Etats-Unis et leurs alliés ont fait le jeu d’Al-Qaida en envoyant des troupes en Afghanistan et en envahissant l’Irak. L’Occident a bouleversé le statu quo et permis au djihadisme radical de devenir une puissante force combattante qui s’est assuré le soutien de la communauté arabe sunnite d’Irak.

Les mauvais calculs politiques faits à cette époque par Londres et Washington sont désormais reconnus par tous. Mais peu de gens réalisent que, depuis 2011, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France se sont tout autant fourvoyés que George W. Bush et Tony Blair en leur temps. Ce sont ces erreurs qui ont ouvert la voie à l’Etat islamique (EI) et fait des djihadistes radicaux la force dominante des rébellions arabes sunnites aussi bien en Irak qu’en Syrie.")

Sur l'avenir, j'ai entendu Squarcini, ancien patron du renseignement intérieur et sarkozyste, dire que pour combattre les djihadistes il fallait soutenir Assad. J'ai lu, en sens inverse, sous la plume de Jean-Pierre Filiu, qu'il fallait soutenir les opposants à Assad - alors même que ce Filiu se dit convaincu que les interventions en Irak et en Lybie étaient des erreurs. Assez compliqué de se prononcer dans ce contexte sans être spécialiste de politique internationale.

Pour ma part, je suivrais plutôt M. Squarcini dans cette affaire, mais je crains que le gouvernement Hollande ne soutienne les Etats-Unis dans leurs efforts pour déloger Assad.

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Pour ce qui est de l'Islam en France, je lis, sous la plume d'indigènes de la République, que  sont islamophobes "ceux qui attribuent aux musulmans une « identité » qui découlerait du Coran, qui en font un groupe homogène et porteur d’un projet cohérent visant nos institutions, nos valeurs".

 

Cela n'empêche pas les signataires de revendiquer de pouvoir discuter : "du droit des mères a accompagner leurs enfants lors des sorties scolaires, des réponses féministes à l’islamophobie, du droit de jeunes filles pratiquantes et voilées à fréquenter l’école publique, des droits des musulmans a exister comme sujets politiques et à manifester, y compris pour la Palestine, de leur « droit au travail et leurs droits au travail », des contrôles au faciès et du rôle de la police".

 

Je ne dis pas que toutes ces revendications sont illégitimes, mais certaines sont clairement en opposition avec nos valeurs, et donc posent problème. Il y aura probablement un partage à définir, un 1905 de l'Islam en France, qui tracera la ligne entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas (cf. aussi un article d'Olivier Roy, qui conteste l'existence d'une communauté musulmane structurée).

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Encore faudrait-il pour cela que la classe politique soit sûre de ses valeurs justement. Elle est divisée, et la loi de 1905 fut imposée dans une tension politique forte.

Comme le souligne Jacques Sapir, la classe politique est également habituée à déconstruire la France pour l'intégrer à la mondialisation, elle n'est donc plus habituée à faire, elle qui s'emploie le plus souvent à défaire (cf. la loi Macron en cours, qui n'est qu'une opération de normalisation).

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Je recommande enfin la lecture d'un article de Reporterre sur l'enfance des frères Kouachi. Nombre de journalistes se sont penchés sur le parcours des frères Kouachi à partir de leur entrée en prison, un peu comme s'ils y étaient nés.

Cet article est le seul que j'aie lu qui s'intéresse à ce qui s'est passé avant. Et ça n'est pas brillant : pas de père, mère prostituée morte tôt, enfants laissés à eux-mêmes. Pas de quoi les excuser, mais de quoi comprendre aussi pourquoi ce sont des jeunes nés et grandis en France, qui ont pu se laisser prendre dans le chaos géopolitique et religieux actuel.

*

L'affaire Charlie voit donc se nouer des problématiques à la fois sociales, géopolitiques et religieuses, ce qui rend tout jugement un peu abrupt, assez téméraire. Cela peut aussi expliquer que faute de mieux, et provisoirement, le slogan "je suis Charlie" ait pu servir de point de ralliement.

 

Nous sommes en guerre, peut-être d'abord et avant tout contre nous-mêmes.

 

Pour en sortir, s'il fallait conclure en trois lignes : remettre quelques barrières dans la mondialisation sans pour autant prétendre à une fermeture nationale (à la Rodrik) ; rétablir une laïcité opérante, c'est à dire poser des règles définissant ce qui est autorisé ou non et s'y tenir ; cesser de soutenir les USA dans leur interventionnisme chronique.

 

 

Tag(s) : #Philosophie
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