« Compte tenu de l’intérêt grandissant porté à cette région par les pays de l’OTAN »
La Russie déploie des troupes en Arctique
LE MONDE | 13.10.2014
Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)

Yaya est toute petite : à peine un mètre d’altitude et 500 m2 de superficie pour cette île, baptisée ainsi par des pilotes russes après sa découverte dans l’Arctique. Sa présence dans la mer des Laptev ayant été confirmée par le navire amiral Vladimirski, Yaya « sera bientôt portée sur la carte de l’océan Arctique et fera partie du territoire de la Russie », annonçait, mercredi 8 octobre, l’agence RIA Novosti. Bien décidée à défendre son pré carré dans ces contrées glacées, la Russie ne se contente plus d’y poser son empreinte, comme en 2007, lorsque son drapeau en titane avait été planté à la stupéfaction générale par 4 200 mètres de profondeur ; elle se lance désormais, sur instruction de son président, Valdimir Poutine, dans une vaste militarisation de l’Arctique, immense territoire disputé par le Canada, les Etats-Unis, la Norvège ou le Danemark.
« Compte tenu de l’intérêt grandissant porté à cette région par les pays de l’OTAN », a justifié RIA Novosti, les anciennes bases soviétiques, tombées en décrépitude, sont ranimées. « Une force interarmes est en train d'être créée pour protéger les intérêts de la Russie dans l'Arctique", a prévenu le 1er octobre le général Oleg Salioukok, commandant en chef des forces terrestres. L’aérodrome aménagé sur l’archipel de Nouvelle-Zemble est désormais capable, si l’on en croit les autorités russes, d’accueillir des avions de combat, tandis qu’une partie de la flotte russe du Nord y installe ses quartiers. Un nouveau groupement militaire sera formé dans le Grand Nord, composé de deux brigades, soit 6 000 hommes, déployées dans la région de Mourmansk, puis dans le district autonome de Iamal-Nenets.
Des radars et des installations de guidage au sol devraient être également installés sur l’archipel François-Joseph, en Nouvelle-Zemble, sur l’île Wrangel et au cap Schmidt. Le Service fédéral de sécurité (FSB) affiche de son côté son intention de renforcer les troupes de gardes-frontières à la limite de son territoire.
Lors des récents exercices militaires grandeur nature Vostok-2014 – les plus importants depuis la disparition de l’URSS –, les troupes russes ont effectué en Arctique plusieurs missions de combat dont des tirs réels de systèmes Pantsir-S et Iskander-M. De quoi ranimer, en Russie, l’atmosphère de guerre froide qui prévalait lorsque cette région faisait l’objet de l’attention particulière de l’OTAN et des Etats-Unis, persuadés que les frappes nucléaires soviétiques viendraient de là.
LES RESSOURCES NATURELLES, UN PUISSANT APPÂT
« En ces temps paranoïaques, quand il s’agissait de traquer les sous-marins ennemis et de protéger les siens, cela avait peut-être un sens. Mais la militarisation actuelle n’en a aucun », estime Alexandre Golts, spécialiste des questions militaires et rédacteur en chef adjoint du « Journal quotidien », un site d’information en ligne censuré en Russie dès les premières heures de l’annexion de la Crimée. « C’est bien dans la lignée de l’Etat russe d’aujourd’hui qui ne comprend le mot “force” que dans le sens militaire, soupire-t-il. Mais il faut relativiser, cela reste pour le moment une bataille symbolique. Il n’y a qu’à déplier une carte pour se rendre compte que 6 000 hommes sur une étendue aussi vaste, c’est peu. »
Les riches ressources en hydrocarbure de l’Arctique constituent cependant un puissant appât. Michel Rocard, nommé par Paris ambassadeur des pôles depuis 2009, avait ainsi comparé l’océan Arctique à « un deuxième Moyen-Orient » avec des gisements de pétrole évalués à 17 % des réserves mondiales, et plus encore pour ceux du gaz estimés à 30 %.
Mais les conditions climatiques extrêmes d’extraction, alliées aux récentes sanctions internationales contre la Russie, ont quelque peu freiné les projets. Pour l’heure, la quantité de pétrole extraite par la Russie dans cette région n’excéderait pas 6,6 millions de tonnes par an, à comparer, selon Greenpeace, « aux 4,5 millions de tonnes perdues sur tout le territoire à cause des fuites dans les pipelines ».
EXERCICES DE TIRS DE MISSILES
Reste la « route du Nord », le passage maritime entre l’Asie et les Etats-Unis, que rendrait possible à moyen terme la fonte des glaces et qui permettrait de contourner le canal de Suez plus long d’accès. Mais, là encore, les avis sont partagés, du fait du coût exorbitant que nécessiterait la sécurisation de ce chemin par des brise-glaces nucléaires. La Russie en possède quatre. « L’utilisation d’un de ces navires coûte 100 000 euros par jour », avance Vladimir Tchouprov, qui s’inquiète des conséquences écologiques de la militarisation de l’Arctique. « Les exercices de tirs de missiles d’il y a deux semaines, dans l’île Wrangel, ont été réalisés sans témoins dans une zone de reproduction des ours blancs et des morses. »
Anticipant ces critiques, le ministère de la défense russe a annoncé, le 11 octobre, la création d’un « centre régional pour l’environnement » dans les lieux où se déploient les troupes russes. « Elles reçoivent une formation et des briefings en conformité avec la législation internationale », a assuré le ministre adjoint, Dmitri Boulgakov. Il en faudra sans doute plus pour rassurer les Occidentaux sur les opérations militaires de la Russie dans une région en partie gérée par les règles internationales du droit maritime et disputée notamment par le Canada, qui y effectue lui-même régulièrement des manœuvres. Or, entre Ottawa et Moscou, les relations sont très dégradées depuis l’annexion de la Crimée et le conflit en Ukraine.
- Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
Journaliste au Monde