L'EXPRESS
Par Catherine Gouëset,
Dix jours après le coup d'Etat qui a renversé le président Morsi, contesté par la
rue, passage en revue des conséquences de ces bouleversements en Egypte
et dans les pays partenaires du Caire.
LES GAGNANTS
Décriée à la fin des 16 mois où elle avait assuré la transition après la chute de Moubarak en février 2011, l'armée a réussi à faire acclamer son coup de force par la majorité des manifestants anti-Morsi et nombre de dirigeants libéraux. Elle a réussi à faire oublier son maigre bilan en termes de droits de l'Homme: 12 000 civils passés devant les tribunaux militaires, les tests de virginité imposés aux femmes et les carnages commis contre les Coptes en octobre 2011 ou les manifestants de Tahrir en novembre de la même année.
Les difficultés colossales de gestion de ce pays de 88 millions d'habitants au bord du gouffre sur le plan économique ne devraient pas inciter l'armée à garder trop visiblement les rênes du pouvoir. Elle pourrait donc retourner dans l'ombre, après avoir mis en place un gouvernement de technocrates: "Les militaires se contenteraient d'une garantie de conserver leurs privilèges et leurs prérogatives, comme à l'époque de Moubarak, expliquait il y a peu Stéphane Lacroix, spécialiste de l'Egypte à L'Express.
L'ancien diplomate, récipiendaire du Prix Nobel de la paix en 2005 pour ses efforts destinés à éviter la prolifération nucléaire tout en privilégiant le dialogue lorsqu'il était directeur de l'AIEA, manquait d'assise politique dans son pays. Après la chute de Moubarak, son refus de se lancer dans la course à la présidentielle en 2012, avait déçu le camp libéral. Placé à la tête de l'opposition quelques jours avant la mise à l'écart de Mohamed Morsi, il est désormais vice-président de l'Egypte. Mais ce démocrate qui n'a jamais épargné ses critiques envers la gestion de l'armée pourra-t-il faire oublier qu'il doit finalement sa promotion à un coup d'Etat militaire, et non au verdict des urnes?
Alors qu'ils n'ont aucun programme hormis revenir à l'âge du prophète, (lire l'interview de Marc Lavergne, spécialiste de l'Egypte) les salafistes se retrouvent en position d'arbitre. C'est leur veto qui a empêché la nomination de Mohamed el-Baradeï au poste de Premier ministre.
Largement financé par les Saoudiens -afin de déstabiliser les Frères musulmans-, le parti Al Nour (25% des suffrages aux législatives de l'hiver 2011-2012) peut espérer tirer profit des difficultés de la confrérie. Les salafistes ne peuvent en effet être tenus pour responsables des difficultés de gestion du gouvernement Morsi, mais pas vraiment non plus du coup d'Etat de l'armée, qu'ils ont pourtant soutenu dans un premier temps, avant de prendre leurs distances après les violences qui ont tué des dizaines de pro-Morsi au Caire, le 8 juillet.
Le roi Abdallah d'Arabie saoudite a été le premier dirigeant étranger à féliciter Adly Mansour, appelé à diriger la transition politique après la mise à l'écart de Mohamed Morsi. Riyad, qui déteste les frères musulmans, soutenait en revanche les groupes salafistes. Pour concrétiser sa satisfaction, l'Arabie saoudite a décidé l'octroi d'une aide de 5 milliards de dollars à L'Egypte ; elle a été suivie par le Koweït (4 milliards) et les Emirats arabes unis (3 milliards).
Les balles valent mieux que des bulletins de vote. Le printemps arabe et les succès électoraux des partis islamistes avaient décrédibilisé l'option radicale d'Al-Qaïda et d'autres groupes djihadistes après la chute des dictateurs d'Egypte et de Tunisie. Le renversement du premier président islamiste arrivé au pouvoir par la voix des urnes pourrait donc redonner de la crédibilité aux mouvements islamistes armés.
Le dirigeant syrien s'est félicité du revers subi par le président Morsi, qui dès son élection, avait affiché une ligne hostile au régime de Bachar al-Assad. L'annonce de la rupture des relations diplomatiques de l'Egypte avec Damas mi-juin n'avait fait qu'aggraver la colère du chef de l'Etat syrien.
LES PERDANTS
Née en Egypte en 1928, la confrérie, après huit décennies de lutte pour la survie, n'aura pas eu le temps de savourer longtemps son accession au pouvoir. Absents aux premières heures de la contestation contre l'ancien dictateur, les Frères musulmans en ont récolté les fruits électoraux (37% des voix aux législatives, 51% au second tout de la présidentielle) sans doute parce qu'ils étaient la seule force réellement structurée du pays, mais aussi grâce à leurs années d'action caritative: "Sous Moubarak, ils ont servi de matelas social au peuple: médecins gratuits, cours du soir", expliquait à L'Express Marc Lavergne. Les dizaines de mmilliers de manifestants descendus dans la rue ce vendredi montrent que leur popularité est intacte dans une partie de la population.
Leur empressement à vouloir accaparer le maximum de pouvoir, et leur choix d'essayer de rallier leurs partenaires (et rivaux) salafistes plutôt que le camp laïque les ont coupés de cette partie de l'opposition, encourageant les modernistes à se jeter dans les bras de l'armée. Mais peut-être les Frères ne sont-ils que partiellement perdants: "La répression de Nasser dans les années 1950 ne les a pas empêché de renaître vingt ans plus tard. La violence de l'armée le 8 juillet leur permet d'apparaître comme des victimes, des martyrs qui défendent la vérité", explique Stéphane Lacroix interrogé par le quotidien La Croix. Olivier Roy, spécialiste de l'islam politique, espère qu'ils sauront tirer les leçons de leurs échecs, mais craint que la "lourde hiérarchie d'une confrérie gérontocratique" ne permette pas ces révisions et qu'il faille attendre un changement de génération pour y parvenir.
En Egypte comme dans les autres pays de la région, le Qatar a soutenu, depuis le début du Printemps arabe, les partis politiques issus des Frères musulmans. Les changements à la tête de l'Etat qatari, avec l'abdication fin juin de l'émir, cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, en faveur de son fils Tamim et la mise à l'écart de l'artisan de la diplomatie du pays, cheikh Hamad Ben Jabr Al-Thani, sont sans doute liés à la série de revers diplomatiques récents de Doha, en particulier après la nominations de proches de l'Arabie saoudite à la tête de l'opposition syrienne.
Au lendemain du coup de force, Les principales ONG des droits de l'Homme ont dénoncé la fermeture de plusieurs médias tenus par les islamistes. Elles ont condamné l'interruption de la diffusion de Misr 25, la chaîne des Frères musulmans, et la saisie d'une édition de leur journal Horeyya wal Adala. Les forces de sécurité ont également arrêté des employés de plusieurs médias, dont ceux d'al-Jazeera Mobasher Egypte (filiale de la chaîne qatarie al-Jazeera), qui avait diffusé après sa destitution un enregistrement vidéo dans lequel Mohamed Morsi se disait "le président élu d'Egypte".
... NI VRAIMENT GAGNANTS NI VRAIMENT PERDANTS...
L'Amérique semble ne pas savoir sur quel pied danser face aux événements en Egypte. Les appels de Barack Obama à un "dialogue constructif" avec l'opposition avant la chute de Morsi lui avaient valu l'accusation de soutenir le président islamiste.
Les Etats-Unis versent chaque année une aide militaire de 1,3 milliard de dollars à l'Égypte qui couvre près de 80 % des dépenses d'équipement de son armée. Or, une loi américaine interdit le versement de l'aide financière à un régime issu d'un coup d'État. Les Américains n'ont pourtant pas coupé leur importante manne financière à l'armée égyptienne. Ils vont également continuer la livraison de chasseurs F-16 achetés par l'Egypte en 2010.
"Il est clair que le peuple égyptien a parlé", a répondu mercredi à la presse la porte-parole du département d'Etat Jennifer Psaki, à la question de savoir si les Etats-Unis considéraient encore l'islamiste Mohamed Morsi comme le président légitime. Depuis, l'administration de Barack Obama reste floue sur le fait de décrire la situation comme un "coup d'Etat".
Washington a par la suite condamné du bout des lèvres les mandats d'arrêt contre des militants islamistes, jeudi. Et appelé, à la suite de l'Allemagne, à la libération du président, vendredi.
Le camp moderniste
Divisés, les laïcs et les modernistes qui ont fait appel à l'armée pour renverser le président Morsi, s'estiment heureux de son départ. Sauront-ils tirer les leçons de leurs divisions passées et rester unis pour reprendre la main face aux militaires? "Comment de prétendus libéraux peuvent-ils accepter de venir au pouvoir grâce à des baïonnettes ensanglantées? s'interroge Olivier Roy. Comment les anciens révolutionnaires de la place Tahrir peuvent-ils se réjouir d'un coup d'état?"
Tel Aviv et Le Caire entretenaient des liens réguliers sous la présidence de Hosni Moubarak, notamment dans le domaine sécuritaire. Israël n'a donc pas apprécié l'arrivée au pouvoir des Frères musulmans à la réthorique anti-israélienne. Pourtant, ceux-ci n'ont pas remis en question le traité de paix avec l'Etat juif après la chute de Moubarak, et des sources militaires, citées par les médias israéliens, ont même souligné le bon fonctionnement de la coopération sécuritaire sous la présidence Morsi.
Le mouvement islamiste palestinien, issu des Frères musulmans, au pouvoir à Gaza perd un allié naturel. Les relations entre les deux partenaires n'ont cependant pas été aussi soutenues que ne l'aurait espéré les Palestiniens. Le check-point de Rafah, rouvert trois mois après la chute de Moubarak, à la frontière égyptienne, n'a pas jamais laissé passer les marchandises lors du passage au pouvoir des Frères.
Le Hamas a condamné le "massacre" de dizaines de partisans du président islamiste égyptien, le 8 juillet et appelé à cesser l'effusion de sang, mais il a aussi appelé les médias égyptiens à cesser "les tentatives de l'impliquer dans la situation en Egypte",
De son côté, le porte-parole du président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, affaibli face au Hamas, s'est félicité de la chute de Mohamed Morsi, saluant un "jour historique pour l'Egypte et une leçon pour nous".
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/egypte-les-perdants-et-les-gagnants-de-la-crise_1266031.html#6aK9MFwFfSEpezh6.99