"L'Europe aux mains du "big business" ?"
(Pourquoi ce point d'interrogation ?)
15 NOVEMBRE 2013
Trop forte, l’Allemagne ? Au risque d’indisposer Berlin, la Commission européenne a osé hier déclencher un «examen approfondi» des déséquilibres de l’économie allemande, coupable d’une balance trop opulente de ses comptes courants - commerce extérieur, mais également flux de capitaux qui rentrent plus qu’ils ne sortent du pays. Cette procédure pour excédent excessif est du jamais vu à Bruxelles, qui n’épinglait jusqu’ici que des déficits. Marchant sur des œufs, le président de la Commission, José Manuel Barroso, a expliqué qu’il s’agissait de «voir si l’Allemagne peut faire plus pour aider à rééquilibrer l’économie européenne». Accusé de jouer trop perso, le bon élève de la zone euro a très mal accueilli la critique.
Dès hier, Markus Ferber, député de la CSU (conservateurs bavarois), a dénoncé un «affront incroyable». Outre-Rhin, le monde politique et les médias devraient être, aujourd’hui, à l’unisson : «il n’y a aucun déséquilibre en Allemagne qui nécessiterait une correction de notre politique économique», avait déjà rétorqué le ministère des Finances allemand, fin octobre, à la suite des critiques équivalentes du Trésor américain et du Fonds monétaire international (FMI).
S’attaquer au veau d’or allemand, c’est contester un système érigé depuis dix ans en modèle intouchable. Et «c’est une excellente nouvelle», s’exclame Thomas Klau, qui dirige l’antenne parisienne du think tank ECFR (European Council on Foreign Relations) : «Il est évident que les excédents persistants et forts sont une source de déséquilibres aussi préoccupants pour la zone euro que des déficits persistants et forts.» En clair, pendant que certains pays serrent les boulons de leurs comptes publics et redressent leur compétitivité, ceux qui sont en bonne santé doivent lâcher du lest en relançant la consommation intérieure et donc les importations.
Pour Olli Rehn, le commissaire chargé des Affaires économiques et monétaires, il faut que l’Allemagne «ouvre les goulets d’étranglement à la demande intérieure», notamment en augmentant les salaires, en ouvrant les services à la concurrence ou en augmentant les investissements publics : ce sera «gagnant-gagnant, tant pour l’Allemagne que pour la zone euro», selon le commissaire.
De fait, si l’Allemagne tient à l’euro, elle ne peut laisser ses partenaires périr par asphyxie. Ce n’est pas dans son intérêt, ni économiquement ni politiquement, sa politique égoïste suscitant un rejet de plus en plus grand. Mais s’il est facile de critiquer un mauvais élève - comme la France qui continue à regimber devant les réformes et va donc faire elle aussi l’objet d’une enquête -, il est plus difficile de mettre en cause un pays qui n’a pas attendu la crise pour s’adapter.
D’où les atermoiements de la Commission.
En février 2012, dans le cadre de ses nouveaux pouvoirs de surveillance de la zone euro, la Commission a rendu public dix indicateurs qui, comme par hasard, ont permis à l’Allemagne de passer à travers les mailles du filet. Le critère était que la balance des comptes courants doit rester entre - 4% et + 6% du PIB sur les trois dernières années. Et, miracle, celle de l’Allemagne était en moyenne de + 5,9% !
Mais en 2013, difficile de fermer les yeux. En septembre, l’excédent commercial allemand est monté au niveau record de 18,8 milliards d’euros, soit 7%… Ce n’est pas la première fois que Berlin est accusé de ne pas jouer assez collectif. Christine Lagarde, alors ministre des Finances, avait mis les pieds dans le plat, en mars 2010 : elle s’était fait remonter les bretelles par Nicolas Sarkozy, car il était mal venu de critiquer l’ancre du système en pleine tempête financière…
Maintenant que le calme est revenu, la Commission estime qu’il est temps de tout mettre sur la table, elle qui fut accusée d’avoir été trop complaisante durant dix ans. Reste à savoir si son enquête - dont les résultats devraient être connus au printemps - suscitera un vrai débat en Allemagne.
Thomas Klau n’y croit guère, sauf chez quelques économistes sociaux-démocrates :«Le made in Germany et l’exportation font partie de l’identité nationale : le deuxième Reich [1871-1918] a bâti sa puissance là-dessus, tout comme la République allemande d’après-guerre.»
«Comme Angela Merkel a déjà eu l’occasion de le dire, l’Allemagne ne va quand même pas s’excuser d’avoir des entreprises performantes, rappelle Henrik Uterwedde, directeur adjoint de l’institut franco-allemand de Ludwigsburg. Surtout que cet excédent commercial est en grande partie réalisé hors de l’Europe. Les Allemands réfutent donc l’idée qu’ils feraient du tort aux autres Européens et disent aux Français : réglez vos déficiences structurelles avant d’attaquer Berlin.»
Pour Sabine Le Bayon, économiste à l’OFCE, Berlin peut faire valoir que les salaires sont repartis à la hausse depuis deux ans et que les trois quarts de l’excédent commercial sont générés hors de l’UE. En outre, le SPD compte imposer la création d’un salaire minimum et la relance des investissements publics comme condition de son entrée dans un gouvernement de coalition avec la CDU d’Angela Merkel. Pour les voisins de l’Allemagne, «cela créera forcément une demande supplémentaire», juge-t-elle : «Ce sera un petit plus pour eux, mais cela ne suffira sans doute pas à réduire significativement leur déficit commercial.»
Dessin de Schrank, The Economist
N.B.: article paru dans Libération du 14/11 et cosigné avec Nathalie Dubois