Entre silence et hostilité :
les médias « accueillent » Chomsky à Paris (2)
Le Monde et Chomsky
par
Au sujet des commentaires des médias sur 'évènement, la conclusion de l'article paru hier sur "canempechepasnicolas" se terminait par :
"Mais Le Monde a fait beaucoup mieux".
Voyons comment :
Les sommets du Monde
La réception médiatique du séjour de Chomsky a commencé par un tour de force. Le 28 mai à 16h, Chomsky intervient dans un colloque au Collège de France intitulé « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky ».
Le reporter du Monde, Jean Birnbaum, assiste aux interventions de la matinée mais quitte l’enceinte de l’établissement lors de la pause de midi. Un des organisateurs du colloque avait pourtant répété plusieurs fois que les personnes qui quitteraient le Collège de France à l’heure du déjeuner (un repas était offert gracieusement à tous à l’intérieur) n’étaient pas assurées de retrouver une place à leur retour. Ce fut le cas du malheureux journaliste du Monde ; bloqué derrière les grilles, il ne put assister à la conférence de Chomsky.
Parce qu’il n’aimait pas les sandwiches, comme l’expliquait Jean-Jacques Rosat dans la tribune que nous avons publiée ici-même, le reporter du Monde en appela en guise de compte rendu à une réforme des mesures de sécurité du Collège de France (« Pour Noam Chomsky, on se bouscule derrière les grilles », Le Monde, le 30 mai).
Après le grand reportage, le fabuleux dossier. Privé d’entretien avec Chomsky, c’est en comptant sur ses seules forces que le 4 juin le quotidien vespéral a consacré « trois pages du Monde des livres pour convaincre ses lecteurs qu’ils doivent oublier Noam Chomsky », ainsi que le relève Thierry Discepolo [10].
Il s’agit pour Le Monde de « nous convaincre qu’en politique, comme en linguistique, Chomsky est dépassé. »
La recette est simple. Elle consiste tout d’abord à sous-traiter à de grands témoins la critique que l’on souhaite entendre. Premier de ces témoins, Jean-Claude Milner, linguiste – qui s’est illustré en expliquant que l’œuvre de Pierre Bourdieu était antisémite [11] – se voit ainsi interrogé :
« Comment expliquez-vous que Chomsky soit moins influent en France qu’ailleurs en Europe ? » (ce qui est déjà une affirmation discutable) ;
Milner répond :
« Politiquement, c’est très simple : la gauche française n’a pas besoin de Chomsky. S’il s’agit de critiquer violemment les États-Unis, elle a suffisamment de ressources autochtones. Et s’il s’agit de conclure que la France est vouée au néant intellectuel, les progressistes soutiennent le contraire. Politiquement, Chomsky ne sert à rien. »
Et de conclure :
« Le secret de Chomsky réside dans son provincialisme. Ce qu’il appelle international, c’est l’ensemble des effets, généralement mauvais, d’une Cause première qui se situe à Washington. Le monde n’existe que pour alerter l’honnête citoyen américain des fautes de son propre gouvernement. Le moindre gauchiste européen des années 1970 a une expérience politique plus ample et une réflexion plus sérieuse. »
Il fallait oser. Un autre témoin, Patrice Maniglier, philosophe, profite de l’occasion qui lui est donnée pour prendre à partie de façon méprisante et très faiblement argumentée Jacques Bouveresse.
En somme : « Chomsky ne sert à rien. » Point final ?
Non. Jean Birnbaum n’a pas fini sa démonstration et doit solliciter d’autres témoignages qui confirment sa propre vision. C’est donc lui qui produit la pièce maîtresse du dossier à charge contre Chomsky. Dans cet article intitulé « Chomsky à Paris : chronique d’un malentendu », on peut par exemple lire ceci :
« la France résiste à Chomsky [la France ? Quelle France ?] Le pays de Descartes ignore largement ce rationaliste, la patrie des Lumières se dérobe à ce militant de l’émancipation. Il le sait, et c’est pourquoi il n’y avait pas mis les pieds depuis un quart de siècle. [C’était donc parce que « la France » se dérobait que Chomsky (lâchement ?) n’était pas venu.] Mais, pour tenter d’éclairer cette exception, il ne suffit pas d’invoquer une prétendue omerta. [Si elle ne suffit pas, c’est donc que l’omerta existe ; si elle n’existe pas, pourquoi dire qu’il ne suffit pas de l’invoquer ?] Il convient de comprendre pourquoi le discours politique de Chomsky est beaucoup moins influent à Paris qu’à Rome ou à Berlin, sans parler de Porto Alegre ».
Jean Birnbaum concentre son explication non sur « la France », mais sur la réception de Noam Chomsky dans la gauche contestataire dont il prétend ainsi exprimer le point de vue : « À l’entendre évoquer le soutien des États-Unis aux dictatures sud-américaines ou aux talibans, à l’écouter dénoncer la guerre en Irak et l’embargo sur Cuba, émergeait un sentiment de déjà-entendu. Pour les femmes et les hommes de gauche qui ont été nourris à Pierre Bourdieu et à Daniel Bensaïd, pour ceux qui aiment aujourd’hui Alain Badiou, Slavoj Zizek, Antonio Negri ou Jacques Rancière, pour tous ceux qui lisent Le Monde diplomatique, surtout, le discours de Chomsky n’apporte pas grand-chose. »
Pour valider cette thèse, Le Monde donne la parole à l’un des porte-voix (médiatique) de la gauche altermondialiste :
« En France, il y a une longue tradition d’intervention des intellectuels dans le débat public, précise Christophe Aguiton, membre du conseil scientifique d’Attac. Nous n’avons pas besoin d’une icône comme Chomsky, on en a déjà pas mal à la maison. »
Plutôt que de se presser de répondre à n’importe quelle question, peut-être vaudrait-il mieux se presser de ne rien dire…
Il y a donc une nouveauté dans le traitement médiatique de Chomsky : en parler non plus seulement pour tenter de le discréditer en l’accusant à demi-mot de négationnisme ou de complaisance à l’égard du régime des Khmers rouges, mais en renvoyant au néant, sans même l’exposer, sa critique des médias et de la politique étrangère des États-Unis, sous prétexte que des intellectuels bien de chez nous feraient aussi bien, voire mieux.