On savait les Français pessimistes, inquiets de l'avenir et persuadés du déclin du pays. On avait bien compris que la France est "une société de défiance" , après les travaux d'Algan et Cahuc en 2007 ou les enquêtes décennales sur les valeurs conduites sous la direction de Pierre Bréchon depuis 1981.
Enfin, maints sondages ont témoigné du jugement sans pitié des Français sur la politique, de leur réticence croissante envers l'Europe ou de leur crainte de la mondialisation.
La défiance des Français envers la politique
atteint un niveau record
L'enquête d'Ipsos, intitulée "France 2013 : les nouvelles fractures" et réalisée avec le Centre d'études politiques de Sciences Po (Cevipof) et la Fondation Jean-Jaurès, ne confirme pas seulement ces tendances lourdes de l'opinion publique. A l'évidence, la crise économique et sociale de ces dernières années les a consolidées.
L'IRRITATION ATTEINT DES SOMMETS
SUR LA VIE POLITIQUE
C'est le cas pour la tentation du repli national. Ainsi, un Français sur deux (et jusqu'à 77 % des sympathisants du FN) considère aujourd'hui que "le déclin de la France est inéluctable", en matière économique comme dans le domaine culturel. Mais ils sont plus nombreux encore – trois sur cinq – à voir dans la mondialisation"une menace pour la France" et à juger que "la France doit se protéger davantage du monde d'aujourd'hui".
Quant à l'Europe, s'il ne se trouve que 28 % des sondés pour souhaiter une sortie de la zone euro et un retour au franc, deux sur trois, en revanche, souhaitent"renforcer les pouvoirs de décision de notre pays, même si cela doit conduire à limiter ceux de l'Europe".
Dans un autre registre, celui de la vie politique, l'irritation atteint également des sommets. Non seulement "le système démocratique fonctionne plutôt mal en France" (72 %), mais "les hommes et les femmes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels" (82 %) et "la plupart" d'entre eux"sont corrompus" (62 %).
Comme c'est le cas depuis une vingtaine d'années, lesmédias sont mis dans le même sac.
Mais cette enquête va plus loin. Elle dresse du pays un portrait beaucoup plus sombre. Sur bien des points, en effet, la société française semble taraudée dansses profondeurs : elle glisse de la défiance au rejet, de l'inquiétude à l'anxiété, du repli sur soi à la peur de l'autre, du pessimisme au catastrophisme. "L'effet de la crise n'est pas surprenant, mais il est saisissant, tant l'inquiétude est désormais profonde", analyse Pascal Perrineau, le directeur du Cevipof.
A ses yeux, le poujadisme qui s'est enraciné depuis une trentaine d'années "est en train de changer de nature : le ressentiment cède la place à l'hostilité et, sur de multiples valeurs, la crispation est très nette". Cette crispation est, à la fois, autoritaire et identitaire.
La demande d'autorité n'est pas une surprise : depuis les années 1990, les "enquêtes Bréchon" sur les valeurs des Français témoignaient que l'idéologie antiautoritaire des années 1960-1970 refluait de façon spectaculaire, notamment à gauche. En 2008, Etienne Schweisguth l'analysait comme une "demande d'ordre public", équilibrant et compensant l'aspiration à davantage d'autonomie et de liberté individuelles dans la sphère privée.

Nouvelles fractures françaises, résultats et analyse de l’enquête Ipsos / Steria
21 janv. 2014 -
Début janvier 2013, Ipsos mettait en évidence le repli et la crispation identitaire de la société française ainsi que l’exacerbation de la défiance en son sein. Presque un an jour pour jour, les résultats de la deuxième édition de l’enquête « Fractures Françaises » confirment l’essentiel des tendances observées l’année dernière. « Fractures Françaises - 2014 - vague 2 » est une enquête Ipsos/Steria réalisée pour Le Monde / France Inter / Cevipof / Fondation J. Jaurès.
1/ Confirmation du niveau de défiance à l’égard d’autrui ou du monde extérieur qui atteint un niveau inégalé. Pour 79% des Français, on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres (+1 contre 23% pour qui on peut faire confiance à la plupart des gens). Pour 58%, la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui (=, contre 42% qu’elle doit s’ouvrir davantage).
2/ Confirmation du rejet du système politique et médiatique. Le lien de confiance entre les Français et un grand nombre d’institutions politiques s’est durablement brisé.
72% des Français n’ont pas confiance dans l’Assemblée nationale,
73% dans le Sénat. Pour 88% des personnes interrogées, les hommes et les femmes politiques ne s’occupent pas de ce que pensent les gens.
Les médias sont très vivement critiqués :
77% des personnes interrogées ne leur font pas confiance.
Pour 74% des Français, les journalistes ne parlent pas des vrais problèmes des Français.
3/ Confirmation de l’hostilité parfois massive à l’égard des étrangers. 66% des Français sont d’accord avec l’idée selon laquelle il y a trop d’étrangers en France.
47% pensent que pour réduire le nombre de chômeurs en France, il faut réduire le nombre d’immigrés. Bien qu’en recul, le rejet de l’Islam est toujours majoritaire : 63% (-11) des Français considèrent que cette religion n’est pas compatible avec les valeurs de la société française (-15 à gauche à 46% et -10 à l’UMP à 72%).
4/ Confirmation de la forte demande d’autorité. Le climat de défiance et de repli s’accompagne comme dans la vague précédente d’une forte demande d’autorité.
L’Armée et la Police font partie des rares institutions auxquelles une majorité de Français accordent encore leur confiance (à respectivement 79% et 73%, contre 46% à la Justice, 31% aux syndicats, etc.).
Parallèlement, une très large majorité de personnes interrogées (84%, -3) s’accordent à dire qu’on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre. Le rétablissement de la peine de mort a été testé pour la première fois dans cette vague. Près d’un Français sur deux (45%) s’y montre favorable (64% des ouvriers, 60% des sympathisants UMP et 79% au FN).
Dans ce contexte, le Front national séduit, au-delà de ses sympathisants, une partie significative de la population. 32% des Français disent que ce parti est proche de leurs préoccupations (38% des employés et 41% des ouvriers). Ses propositions sont perçues comme réalistes par 34% des Français (42% à l’UMP). Il incarne une alternative politique crédible pour 34% des sondés (40% à l’UMP).
Cette nouvelle vague du dispositif ne valide pas seulement des tendances vues l’an passé, elle fait aussi apparaitre une aggravation des jugements dans certains domaines et un renforcement du clivage social qui traverse la société française.
1/ Une coupure de plus en plus profonde entre les Français et la politique. L’adhésion aux critiques contre la vie politique, pourtant déjà très élevée en 2013, gagne encore du terrain. Pour 65% (+3) des Français, la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus. 84% (+2) pensent les hommes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels.
La progression la plus spectaculaire concerne l’idée selon laquelle « le système démocratique fonctionne mal, mes idées ne sont pas bien représentées » (+6 points à 78%). La hausse est particulièrement nette chez les moins de 35 ans (+12 à 84%) et auprès des sympathisants socialistes (+11 à 50%).
2/ L’Europe de plus en plus contestée. A quatre mois des élections européennes, le repli et la défiance de l’opinion exacerbent les crispations à l’égard de l’Europe.
Pour faire face aux grands problèmes des années à venir, une large majorité de Français (70%, +5) plaide pour un renforcement des pouvoirs nationaux au détriment de ceux de l’UE (67%, +10 à l’UMP). La contestation de la monnaie unique est également en nette progression. 33% (+5) des Français souhaitent que la France sorte de la zone Euro et repasse au Franc (contre 67%, -5 qu’elle reste dans l’Euro).
Cette idée est désormais majoritaire chez les ouvriers (à 52%, +8 soit l’une des plus fortes progressions). En outre, seuls 45% des Français (34% des ouvriers) estiment que l’appartenance de la France à l’EU est une bonne chose, contre 40% pour qui c’est une mauvaise chose.
3/ Le clivage entre les catégories populaires et les plus aisées s’accentue. Sous l’apparente stabilité de certains indicateurs, de fortes évolutions sont à l’œuvre au sein des différentes catégories de population.
Là où l’opinion des cadres s’améliore, celle des ouvriers se dégrade assez nettement. Pour 68% (+7) des cadres, la mondialisation est une opportunité alors qu’elle est perçue comme une menace par 74% (+4) des ouvriers.
De même, pour près de trois cadres sur quatre (72%, +16), la France doit s’ouvrir davantage au monde d’aujourd’hui alors que 75% (+13) des ouvriers pensent qu’elle doit s’en protéger.
La coupure avec le politique est encore plus nette chez dans les classes populaires. 87% des ouvriers pensent que le système démocratique fonctionne mal et que leurs idées ne sont pas bien représentées (+8, alors que cette idée est stable chez les cadres à 65%, +1).
La demande d’autorité est beaucoup plus forte chez les ouvriers : 64% sont favorables au rétablissement de la peine de mort (contre 26% des cadres). A noter également que 74% des ouvriers estiment qu’on ne se sent plus chez soi comme avant (+7, contre 38% -12 chez les cadres) et que pour 39%, les immigrés qui s’installent en France prennent le travail des Français (+7, contre 9% -13 chez les cadres).