
Source : Marianne2 -
Lundi 7 Avril 2003
et... de Bénouville
par Patrick Girard
"Rivalité entre résistants"... Oui mais c’est un peu court. Jusqu’où s’est manifesté cette rivalité qui ne s’arrétait pas à celle des ego ? L’étude de l’histoire de la Résistance montre qu’il s’agissait déjà de l’affrontement de deux visions stratégiques entre les partisans de l’indépendance nationale et de la République et ceux qui ne pouvaient concevoir l’avenir qu’à travers leur soumission consentie à la domination étasunienne. C’est à dire d’un coté, Charles de Gaulle, Jean Moulin, les communistes et bien d’autres patriotes aux sensibilités diverses, avec en face d’eux et de l’autre coté, en premiers lieu et entre autres, les vichysto-résistants déjà - par obsession anti-communisme - inféodés idéologiquement comme dans la pratique, aux dirigeants étasuniens dont ils deviendrons les vassaux euro-atlantistes après la guerre.
La vraie question pourrait bien être : est-ce que les dirigeants américains ont joué un rôle, via leurs agents dans la Résistance, dans ce qui fut en réalité , l’élimination politique de Jean Moulin ?
Claude Beaulieu
Qui a causé la perte de Jean Moulin ? Depuis soixante ans, les versions contradictoires se succèdent. L’historien Jean-Pierre Azéma apporte un éclairage nouveau sur le drame de Caluire *.
L’arrestation et la mort de « Max » n’auraient été que la conséquence tragique de rivalités entre résistants...
Le 21 juin 1943, vers 15 heures, trois tractions noires du Sicherheitsdienst (SD, Service de sécurité) de Lyon stoppent devant le domicile du Dr Dugoujon, place Castellane, à Caluire. A la tête des hommes du service de renseignements et de sécurité du Reich, le lieutenant SS Klaus Barbie fait arrêter tout le monde : les patients du médecin, mais aussi, surtout, les participants à une rencontre réunissant, dans sa demeure, de nombreux responsables de la Résistance intérieure. Parmi eux, un certain Jacques Martel, décorateur de son métier. En fait, Jean Moulin, alias « Max », « Régis » ou « Rex », ancien préfet d’Eure-et-Loir devenu le délégué général de la France libre dans l’Hexagone occupé et qui, atrocement torturé, succombera quelques jours plus tard lors de son transfert vers Berlin. « Arrêt cardiaque » (Herz-lahmung), fut la pudique expression employée par le médecin légiste allemand, le SS Beschke. Cet épisode constitue l’une des pages les plus sombres, dans toutes les acceptions du terme, de l’histoire, pourtant singulièrement dramatique, de la Résistance française. Depuis soixante ans, témoins et acteurs directs ou indirects de l’événement, historiens, journalistes, pamphlétaires et cinéastes n’ont cessé d’en proposer des versions contradictoires, lorsqu’elles ne sont pas carrément le prétexte à d’âpres règlements de comptes entre anciens de cette armée des ombres jadis magnifiée par André Malraux.
Longtemps, en dépit des deux acquittements dont bénéficia l’intéressé, René Hardy, un agent de Combat, retourné par les Allemands après son arrestation à Mâcon dans la nuit du 7 au 8 juin 1943, fut considéré comme le « traître », celui qui avait mené Klaus Barbie vers la porte du Dr Dugoujon. Puis quelques esprits retors, guidés par une vision policière de l’histoire, Jacques Vergès et Gérard Chauvy en l’occurrence, accusèrent l’une des plus grandes figures de la Résistance intérieure, Raymond Aubrac, présent à Caluire, que Lucie, sa femme, réussit à soustraire aux griffes de la Gestapo. Parallèlement, on vit Henri Frenay et Thierry Wolton, rejoints par Henri-Christian Giraud, le petit-fils du principal rival de De Gaulle, nous servir la sauce d’un Moulin compagnon de route du PCF et agent des services secrets soviétiques, cependant que Jacques Baynac le soupçonnait d’avoir trahi de Gaulle au profit du général Giraud et des Américains.
Dans la très sérieuse biographie qu’il consacre à Jean Moulin, l’historien Jean-Pierre Azéma, éminent spécialiste des années noires de l’Occupation, s’en tient, en apparence, à une position classique. Il ne fait aucun doute, à ses yeux, que René Hardy avait bien trompé ses camarades et était devenu un Gegenagent, un contre-agent du SD. Il en veut pour preuve le fameux rapport Flora, rédigé le 19 juillet 1943 par Ernst Dunker, chef du bureau marseillais du SD, dans lequel celui-ci - qui avait déjà à son actif le retournement aux conséquences catastrophiques d’un autre résistant, Multon - mentionne « Didot », c’est-à-dire René Hardy.
C’est ce rapport Flora, retrouvé à la Libération, en septembre 1944, qui entraîna l’arrestation de Hardy, alors membre du cabinet d’Henri Frenay, ministre des Prisonniers. Dans son livre, Jean-Pierre Azéma en cite de larges extraits - enfin, serait-on tenté de dire, tant ce texte, souvent évoqué, reste très largement inconnu du grand public. Et que dit-il ? Ceci : « Didot / Hardy, en qualité d’agent double de l’EK de Lyon, permit l’arrestation, à l’occasion d’une rencontre à Lyon, le 25 [sic] juin 1943, de Moullin [sic] alias Max, alias Régis, Délégué personnel de De Gaulle, président du comité directeur des MUR en même temps que de cinq chefs des Mouvements unis »... Le document, on l’a dit, était connu des spécialistes. Il fut même l’une des pièces maîtresses brandies par l’accusation en 1947 lors du premier procès Hardy. Mais la défense, en l’occurrence Me Maurice Garçon, obtint qu’il n’en soit pas tenu compte dans les débats, puisqu’il s’agissait d’un texte allemand, donc nécessairement suspect...
Apparemment, il n’y a rien de très nouveau dans le livre de Jean-Pierre Azéma, hormis le fait qu’il constitue sans doute la meilleure synthèse publiée à ce jour sur Jean Moulin. Apparemment seulement. Car établir définitivement - en dépit des dénégations de l’intéressé jusqu’à sa mort - la culpabilité de René Hardy permet à l’auteur de débusquer une « affaire dans l’affaire ».
A ses yeux, deux membres de Combat, qui avaient prévenu le « traître » de la tenue d’une réunion à Caluire, tout en sachant qu’il avait été arrêté peu de temps auparavant, seraient sinon « coupables », tout du moins « responsables » de l’arrestation de Moulin. Leurs noms : Henri Aubry, un officier de la coloniale, et... Pierre Guillain de Bénouville, ami de François Mitterrand, compagnon de la Libération, député gaulliste et éminence grise de Marcel Dassault. Pis, leur « imprudence » ne serait pas le seul fruit du hasard, mais la conséquence quasi inéluctable des relations exécrables entre « Max » et les dirigeants de Combat, en particulier Henri Frenay et Bénouville.
Une thèse largement reprise dans le téléfilm de Pierre Aknine, Jean Moulin, une affaire française, diffusé sur TF1 en janvier 2003, mais que Jean-Pierre Azéma aie mérite d’étayer par une longue analyse à partir d’archives inexploitées jusqu’à ce jour. Azéma montre bien, en effet, que, dans les semaines qui précédèrent la réunion de Caluire, deux graves différends opposèrent le délégué de De Gaulle à Frenay et à ses compagnons. Le premier concernait le contrôle de l’Armée secrète (AS) : le commandement en avait été confié au général Delestraint, du moins jusqu’à son arrestation le 9 juin l943, alors qu’Henri Frenay estimait qu’il aurait dû lui revenir, ou que Delestraint aurait dû être placé sous son autorité directe, et non sous celle de Londres.
Le second point de désaccord portait sur la tentative de Combat d’ouvrir une délégation à Berne (Suisse) et d’obtenir, moyennant la livraison d’informations politiques et militaires, un financement et une aide logistique de l’OSS, les services secrets américains. Un succès, en ce domaine, aurait permis à Frenay de marginaliser Moulin et d’acquérir une marge de manoeuvre appréciable vis-à-vis de la France libre avec laquelle le président Roosevelt était alors en conflit ouvert. Averti des tractations menées en territoire helvète dès le 25 avril 1943, Jean Moulin aurait réussi, selon Azéma, à saboter cette manoeuvre et à placer Frenay et ses amis dans une position très critique par rapport à la « haute société résistante » : « En quelques semaines, écrit le biographe, Frenay devenait persona non grata auprès des responsables de la France libre, qui estimaient sa conduite inadmissible dans l’affaire suisse, auprès de Moulin [...], mais aussi auprès des dirigeants de Franc-tireur et de Libération-Sud. »
En juin 1943, la rupture était donc consommée entre Moulin et Frenay, et plus encore entre Moulin et Bénouville, principal artisan de la manoeuvre suisse. D’où la benoîte mais énorme affirmation d’Azéma : « Disons plus simplement que Moulin est mort d’avoir maintenu strictement un cap gaullien, au point que le contrôle de l’AS devenait pour Frenay et les siens un enjeu primordial, après qu’ils eurent cru que l’implantation de leur délégation en Suisse leur permettrait d’obtenir financement, parachutages d’armes et autonomie à l’égard de Londres. Voilà qui justifiait aux yeux de Bénouville qu’on puisse prendre - et faire prendre - bien des risques. » En un mot, l’arrestation de Moulin serait le résultat tragique d’un règlement de comptes, la conséquence de l’affrontement entre Londres et la Résistance intérieure, dans lequel François Mitterrand - qui se disait convaincu de la « faute » commise par son ami Bénouville à Caluire - voyait l’élément essentiel de l’histoire de la Résistance et la préfiguration de sa longue et solitaire opposition à l’homme du 18 juin.
A l’évidence, l’ancien président aurait fait son miel du livre de Jean-Pierre Azéma qui provoquera, on peut s’y attendre, de virulentes polémiques. On ne touche pas impunément à la mémoire d’un homme comme Pierre de Bénouville. Lors de la diffusion du téléfilm de Pierre Aknine, au début de cette année, Jacques Baumel, Pierre Messmer et quelques autres grandes figures historiques de la Résistance ont clamé haut et fort leur indignation.
Daniel Cordier, ancien secrétaire et biographe de Jean Moulin, se montrait plus prudent, en reconnaissant, le 8 janvier 2003 sur LCI : « Bénouville est évidemment responsable de l’arrestation de Jean Moulin. Avait-il l’intention de le livrer à la Gestapo ? Je réponds catégoriquement non. Sur ce point, je suis en total désaccord avec les deux films, celui de France 2 comme celui de TF1. Bénouville était un aventurier qui pouvait être de tous les coups fourrés du moment qu’il avait le sentiment d’y jouer un rôle. Mais il n’a pas pour autant pensé qu’il en voyait une bombe à Caluire en la personne de René Hardy.
Cette affaire a résulté d’une suite dramatique d’enchaînements dus au hasard, mais pas d’un complot. » Comment ne pas le suivre lorsqu’il affirme : « J’espère toujours qu’on trouvera un jour, quelque part, dans les archives, les documents nous permettant de connaître, enfin, toute la vérité. » De ce point de vue, la remarquable étude de Robert Belot**, qui vient juste de paraître, est une précieuse contribution. Sans aborder de front l’arrestation de Jean Moulin et l’éventuelle responsabilité de Bénouville, Robert Belot, le meilleur spécialiste de l’histoire de Combat, infirme partiellement certaines affirmations de Jean-Pierre Azéma, tant sur « l’affaire suisse » que sur l’attitude de Pierre de Bénouville envers « Max », de Gaulle et la France libre. La parole n’est plus dans le camp des « anciens combattants », mais dans celui des historiens.
Le livre d’Azéma ne clôt pas le débat sur le mystère de Caluire, il l’ouvre au contraire, et c’est sans doute ce qui le rend passionnant