Pierre Vilar
et la théorie marxiste de la nation
Dans l'introduction de sa thèse monumentale sur La Catalogne dans l'Espagne moderne : recherches sur les fondements économiques des structures nationales de 1962, l'historien marxiste Pierre Vilar nous livre ses réflexions sur son utilisation de la théorie marxiste de la nation.
Loin des caricatures absurdes qui en sont faites (accusation de nihilisme concernant la nation puis de dérive vers un nationalisme primaire au nom de la défense des voies particulières vers le socialisme), ce texte nous expose en quelques phrases le pouvoir heuristique du marxisme pour la compréhension du phénomène national dans l'histoire.
Citation tirée du premier tome, pages 36-37 :
(...) La théorie marxiste de la nation mérite d'ailleurs d'être examinée non seulement pour son rôle immense depuis 1917, mais en elle-même, car elle est une théorie historique du fait « nation », dont il n'existe guère de raison, après la thèse de S. Frank Bloom (Columbia, 1941) de répéter, comme on avait fait souvent, que Marx et Engels avaient « nié » la nation, tout en se montrant, à l'occasion, Allemands nationalistes. Bloom a dégagé une collection de textes qui précisent, chez Marx et Engels, l'essentiel des positions systématisées plus tard par Lénine et surtout Staline :
« La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit par une communauté de culture. »
« La nation est une catégorie historique, et d'est une catégorie historique d'une époque déterminée, celle du capitalisme ascendant. »
« La question nationale, aux différentes époques, sert des intérêts divers, prend des nuances diverses, en fonction de la classe qui les pose, et du moment où elle les pose. »
La difficulté, dans la combinaison des trois formules, est de lier une « formidable stabilité », définissant la permanence, sur un certain territoire, de solidarités matérielles, de faits linguistiques, de ressemblances psychologiques, à la notion de « catégorie historique » récente, liée à la seule montée du capitalisme.
C'est la troisième formule qui montre dans la stabilité lointaine du groupe, et dans la conscience de communauté, plus ou moins claire, qu'elle suppose, un cadre et un instrument successivement utilisés par diverses classes sociales pour asseoir une domination politique effective, ou tout au moins pour la réclamer.
Mais, bien entendu, la théorie marxiste de la nation s'interroge surtout sur le présent et sur l'avenir, sur le relais de la bourgeoisie par le prolétariat dans l'exigence de direction des groupes.
Très indépendamment de cette préoccupation - mais non sans doute de cette ligne de pensée - l'historien norvégien Halvdan Koht n'a cessé, entre 1910 et 1950, de soutenir, pour un passé plus lointain et textes en main, en s'appuyant en particulier sur l'histoire du Moyen Age scandinave, que :
« L'ascension successive des classes sociales est un des facteurs les plus importants dans la formation d'une société nationale. »
Sous cette forme à la fois générale, souple et prudente, nous verrons que les hypothèses de travail les plus efficaces, au cours de notre essai sur les relations entre groupe catalan et groupe espagnol, nous seront fournies par cette notion : la relation dialectique entre le relais des classes sociales les unes par les autres dans le vouloir politique, et d'autre part la formation des groupes à forte conscience de communauté.
Cette formation, étant historique, est à la fois progressive et conditionnée. Le groupement n'est pas « éternel ». Et, dans l'accession aux formes politiques modernes, il peut réussir, échouer, disparaître, renaître. Cela dépend des conditions internes et externes de son développement.(...)
Pour citer cet article, merci d'utiliser ces indications:
Pierre Vilar et la théorie marxiste de la nation,
L'idéologie européenne