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Les Crises

La question du Brexit est réglée (avec le résultat clair de l’élection) : Nous pouvons maintenant cesser de retenir notre souffle, et avec un soupir de soulagement, nous enfoncer plus profondément dans nos sièges, et tourner notre attention vers d’autres questions. Mais, le pouvons-nous ? La vie est-elle sur le point de se normaliser ? Peut-être que « non ».

En l’espace de six mois, Johnson, en tant que Premier ministre, a fait face à un état de démoralisation et de conflit total, et l’a transformé en un triomphe politique. Depuis que Johnson a pris le pouvoir, son impact a été révolutionnaire : il a « réussi », il a fait l’impossible, mais en faisant exactement le contraire de ce que le rationalisme conventionnel aurait imaginé.

Voilà où il était, à la tête d’un gouvernement minoritaire et confronté à un parlement excessivement hostile et irritable. Que ferait un dirigeant rationnel dans de telles circonstances ? Être conciliant, rallier les gens à sa cause, chercher des appuis ? Pas Johnson. Non, il s’est simplement débarrassé de l’aile la plus libérale de son parti – se condamnant ainsi à être un Premier ministre avec une « majorité » plus faible, atteignant moins 40 % – et devant par conséquent voir ses décisions politiques contrecarrées par n’importe quel groupe de députés « Pierre, Paul ou Jacques » qui voulaient lui mettre des bâtons dans les roues.

Il a couronné cette « bizarrerie » comportementale particulière en déclarant explicitement qu’il sacrifierait les sièges des Home Counties Tory [« Home counties » est une expression servant à désigner les comtés anglais situés autour de Londres, NdT] (métropolitains) dans un pari visant à briser le « mur rouge » des travaillistes du nord du Pays de Galles et des inébranlables sièges « rouges » (c’est-à-dire travaillistes) du nord de l’Angleterre. Certaines de ces circonscriptions – aujourd’hui Tory – n’avaient jamais voté Tory. Certaines avaient voté pour la dernière fois au 19e siècle. Quelle arrogance. Mais cela a fonctionné – et Johnson a maintenant la chance de redéfinir la Grande-Bretagne, car peu de politiciens – à n’importe quel moment – n’ont eu une telle opportunité.

Le fait est qu’un tel radicalisme – un tel comportement à contre-courant – ne se termine pas, ne se terminera pas avec le succès électoral de ce mois-ci. Johnson a véritablement inversé la carte politique du Royaume-Uni – en s’éloignant de la norme de l’après-guerre – d’une manière que d’autres politiciens d’autres pays ne peuvent que constater et, peut-être, chercher à imiter pour leur propre situation. Son approche radicale peut représenter une « étude de cas » sur la manière de sortir de l’impasse de l’après-guerre en Europe.

Nombreux sont ceux qui nieront – en disant qu’il ne s’agit que d’une affaire britannique et locale – que tout cela tourne autour du Brexit. Et que le résultat des élections n’était qu’une victoire pour une position pro-Brexit, plutôt que de constituer la refonte de la « politique nationale ».

Bien sûr, il est encore tôt. Des erreurs seront commises. Pourtant, on passe à côté de l’essentiel : « Johnson et son équipe ont une vision très différente du Brexit : Johnson a soutenu dans son interview au Spectator pendant la campagne que le vote en faveur du Leave était motivé par l’inégalité régionale. Ce diagnostic signifie qu’il recommande un Brexit qui aboutisse à un modèle économique qui fonctionne mieux pour l’ensemble du pays ».

« Ce sera la priorité, et cela confondra ceux qui pensent que ce gouvernement est une sorte de triomphe de l’économie du laisser-faire […] Il pense à la façon dont le gouvernement peut redresser les régions du pays qui ont été négligées. Il s’intéresse à la stratégie régionale et industrielle, à des projets qui ont mauvaise réputation dans les cercles de centre-droit ». Ou, en d’autres termes, comment offrir aux « déplorables » qui ont langui économiquement dans les circonscriptions du Mur Rouge, une meilleure économie – et un cadre de vie revitalisé.

Pour être clair : c’est le contraire du laisser-faire.

Une partie du pays – son « étendue » nationale – en grande majorité blanche, en grande partie ouvrière, plus pauvre que la moyenne, et maintenant plus âgée que la moyenne – était la base électorale principale du Parti travailliste. Elle était restée fidèle au Parti travailliste, même si celui-ci s’était transformé, sous la direction de Blair, en un mouvement totalement en accord avec le Consensus de Washington et la « bulle de Davos ».

Au fil du temps, cependant, le nouvel électorat de travailliste est devenu moins nombreux, plus urbain, plus riche, plus diversifié, plus jeune et plus instruit, ou, en d’autres termes, plus « Davos ». Alors que l’électorat conservateur est devenu plus pauvre, plus blanc, plus âgé, moins éduqué et plus provincial – plus semblable à la déplorable circonscription du GOP [Parti républicain, NdT] aux États-Unis, en somme.

C’est là où je veux en venir. La dynamique sous-jacente ne concerne pas seulement le Brexit, comme Johnson le voit, mais elle concerne l’endroit où l’expérience économique néo-libérale et financiarisée d’aujourd’hui a emmené la Grande-Bretagne et le monde. La richesse s’est écoulée des 60 % – de la périphérie – vers un centre métropolitain d’élite. Pas seulement en Grande-Bretagne, mais partout ailleurs.

Nous pouvons maintenant assister à une expérience audacieuse, axée sur la disparition de l’aspiration de toute la richesse supplémentaire dans le centre métropolitain, qui est sur le point de se dérouler. Et si l’expérience réussit, si le domaine public dans l’« espace » national peut effectivement être développé, si le gouvernement Johnson peut y parvenir, cela deviendra un projet pilote pour beaucoup d’autres. Tout indique que Johnson entend poursuivre cet objectif – en tant que véritable « Jacobin ». Cummings et Johnson envisagent une véritable révolution culturelle dans la gouvernance du Royaume-Uni.

C’est le message général qui ressort du résultat des élections au Royaume-Uni. Les « leaderships » métropolitains de Davos de la gauche actuelle – que ce soit au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Europe – se sont détachés de leur base (comme les travaillistes) et ont négligé les préoccupations de leurs bases électorales de l’arrière-pays. Il suffit de regarder le partenaire de coalition d’Angela Merkel, les sociaux-démocrates (SPD), pour comprendre pourquoi l’élection britannique n’est pas une simple affaire de clocher britannique. Le SPD vient d’élire une nouvelle direction radicale – hostile à la coalition au pouvoir – en réaction à son effondrement en tant que force politique, précisément parce qu’il s’est lui aussi éloigné de son électorat de base.

Comment Johnson compte-t-il s’y prendre ? Comment dynamiser les territoires dégradés de l’arrière-pays, comment remédier à leur délabrement ? Là encore, Johnson opte pour des réponses non standardisées : Par l’État qui investit massivement dans la recherche et développement pour amorcer et faire incuber une activité technologique entrepreneuriale (une reconnaissance de la « guerre » technologique croissante entre les États-Unis et la Chine, et de la nécessité pour les États européens d’avoir les moyens de trouver une nouvelle niche, entre deux géants qui les écrasent). Et en investissant dans les infrastructures de transport, et dans les ports francs. L’idée est simple : avoir des zones où les marchandises peuvent circuler sans payer de droits de douane. Les Tories se sont engagés à en créer dix (c’est-à-dire à étendre et à déplacer l’activité économique dans toute la Grande-Bretagne.

Dans une récente interview, Ashton Carter, l’ancien secrétaire américain à la Défense, parlant de la Chine, déplore que le paradigme américain du libre-échange et du marché libéral – dont on pensait il y a si peu que son ascendant était absolu – soit aujourd’hui inopinément remis en question par d’autres modèles économiques : par des économies mixtes, comme celle de la Chine, ayant certains aspects du laissez-faire, de l’économie de marché, mais avec le tout soumis à une direction étatique.

Eh ! Bien, n’est-ce pas exactement ce que l’équipe de Johnson semble avoir en tête ? Une remise en question radicale du paradigme économique dominant ? Les dirigeants chinois le comprendraient immédiatement.

Et bien qu’il soit trop tôt pour « le dire », cela pourrait-il aussi être une première étape, qui éloignerait Johnson du modèle américain dominant de gestion monétaire pour les économies actuelles ? S’agit-il là des signes supplémentaires d’une tendance que Carter trouve si préoccupante ?

La carte politique du Royaume-Uni a déjà été inversée. Et maintenant, son modèle économique est en passe d’être refondu (soit vers un nouveau cadre lié à l’Europe ; soit comme une plate-forme commerciale radicalement libre). Le Manifeste des Conservateurs montrait une préférence pour le modèle économique de l’UE, et une répudiation implicite de « Singapour sur la Tamise » – pas d’allégements fiscaux radicaux ; impôt sur les sociétés maintenu à 19% ; taux d’imposition sur le revenu restant à l’extrémité supérieure des niveaux de l’OCDE (alignés sur l’UE plutôt que sur le monde extérieur) ; et seulement des changements (modestes) à l’assurance nationale (un clin d’œil aux circonscriptions du Mur Rouge). Pourtant, Johnson est finalement confronté à un choix binaire : Soit le Royaume-Uni s’engage dans l’orbite réglementaire et commerciale des États-Unis, soit il reste dans l’orbite plutôt différente de l’UE, entouré par des clauses maximalistes de « level playing field » [règles du jeu équitables, NdT] et pas vraiment débarrassé de la législation européenne.

Johnson créera-t-il également la surprise sur cette question ? La pensée conventionnelle est qu’il n’est tout simplement pas possible de négocier un accord commercial d’ici fin décembre 2020 (la date butoir que les conservateurs s’imposent à eux-mêmes – juridiquement).

Cela signifie-t-il que le Premier ministre se contentera alors d’un accord de libre-échange rapide et standard comme l’ALE avec le Canada ? Cependant, si Johnson souhaite que le Royaume-Uni s’aligne moins sur les règlements européens en matière de « règles du jeu équitables » que ce que l’UE acceptera, cette dernière ne pourra offrir à Johnson qu’un ALE Canada minoré (c’est-à-dire des droits de douane). Est-ce que cela ferait l’affaire ?

Est-ce que Johnson pourrait encore une fois prendre un virage inattendu ? Il n’est pas encore certain que le gouvernement ait décidé en détail ce qu’il veut pour la Grande-Bretagne. Et il est trop tôt pour juger si l’UE cherchera à « relever la barre » pour Johnson en matière de « règles du jeu » et de réglementation.

Mais abandonnerait-il ses projets de rééquilibrage de l’économie britannique à deux vitesses, juste pour le plaisir de se mettre d’accord avec une UE inflexible ? Il pourrait précisément perdre les circonscriptions du Mur Rouge qu’il doit consolider en tant que conservateur « bleu ». Le fait est qu’avec une majorité de 80, et une arrivée de nouveaux députés, qui doivent tous leur élection à Johnson, il a une liberté remarquable pour prendre des décisions stratégiques concernant l’avenir.

Avec le Brexit, le triomphe électoral de Johnson marque la « fin du commencement » de l’histoire des douloureuses transformations structurelles qui seront exigées du peuple britannique – et non une fin en soi.

Le livre de Johnson sur Churchill, The Churchill Factor, publié en 2014, porte un sous-titre, How One Man Made History, qui semble illustrer la conviction de Johnson que la vie peut être pliée à la volonté d’un homme déterminé. Ce dont Johnson hérite, cependant, c’est d’une série de décisions stratégiques que sa personnalité seule ne résoudra pas : en partant des compromis à faire dans les relations de la Grande-Bretagne avec l’Europe après le Brexit, jusqu’à la reconstruction des économies du Mur Rouge, et la recherche du nouveau « créneau » économique de la Grande-Bretagne.

Aucun de ces défis n’est insurmontable, mais ils exigent de Johnson qu’il soit aussi efficace en étant au pouvoir qu’il l’a été pour l’obtenir. Nous imaginons que Whitehall sera choqué de constater à quel point il pourrait se montrer radical (et impitoyable) dans la refonte de l’ordre réglementaire, juridique et économique de Whitehall. D’autres aussi considéreront cette « révolution » de Johnson-Cummings avec un intérêt particulier – comme un élément décisif pour l’avenir.

Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 23-12-2019

 

Tag(s) : #Grande-Bretagne
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