Yazdan Yazdanpanah, ici avec le ministre Olivier Véran, est membre à la fois du conseil scientifique et du Care. - AFP
Les industriels ont payé pour 449.389 euros d'avantages à neuf experts du conseil scientifique placé auprès d’Emmanuel Macron ainsi que du Comité analyse et expertise (Care)
"C'est beaucoup quand même"
Dans son appréciation, l’autorité prend d’ailleurs également en compte la « fréquence » des relations et le « montant des avantages ». Seulement, aucune précision n’est donnée sur le seuil des montants qui font naître un conflit d’intérêts. Et les médecins n’ont pas toujours conscience des sommes que les industriels dépensent pour eux. « Je ne vais jamais sur Transparence santé, mais je devrais peut-être le faire vu les attaques que je subis », nous explique l'infectiologue Karine Lacombe, que nous avons interrogée. Dans la catégorie « autres liens » de leurs déclarations d’intérêts, aucun des membres du conseil scientifique n’a d’ailleurs mentionné ses invitations à des repas ou dans des hôtels. Contacté, l’infectiologue Denis Malvy, qui siège au sein de l’instance, évalue mal les liens d’intérêts qui lui sont imputés sur Transparence santé : « Il doit y avoir un aller-retour, une chambre d’hôtel une fois, une invitation, à l’occasion ». Quand on lui indique que le montant total s’élève à 12.044 euros en cinq ans, il est surpris : « C'est beaucoup quand même, ça m’étonne ».
Sur le fond, ce praticien du CHU Bordeaux estime qu’une conception trop stricte des conflits d’intérêts pourrait affaiblir la qualité des débats : « Si on me dit de ne pas parler sur un sujet, je ne parlerai pas, bien sûr, mais il faut voir qu’à la fin, vous aurez des experts sans expérience. La preuve de la probité d’un médecin, c’est sa crédibilité, son expérience ». Cette position correspond à celle d’une partie du milieu médical, attaché à ses liens avec les labos, qui financent souvent la formation continue des médecins. En 2013, l’ex-ministre Agnès Buzyn expliquait exactement la même chose lors d’une rencontre avec des lobbyistes : « Il faut expliquer que vouloir des experts sans aucun lien avec l’industrie pharmaceutique pose la question de la compétence des experts »
Denis Malvy ajoute que ces liens peuvent servir à obtenir des partenariats pour des traitements expérimentaux au bénéfice des CHU et de leurs patients : « Quand on produit de la science, de l’information au public, il peut parfois être utile de le faire avec l’émulation de l’industrie. Quand on me propose des essais cliniques, si je dis non, je prive mes patients d’un traitement. » Karine Lacombe, qui partage cette idée, considère également que les relations avec les labos sont un gage de crédibilité : « Si on n'a aucun lien d'intérêts, on n'est pas reconnu par la communauté scientifique. Par exemple, si on ne peut pas aller à des congrès, on ne peut pas présenter nos recherches, donc on n'est pas compétitifs ».
Selon cette conception des relations médecins-firmes, les liens d’intérêts seraient inévitables, voire bénéfiques car ils permettraient de faire avancer la recherche. Même si les sommes versées aux CHU ne sont pas répertoriées sur Transparence santé (leur existence, non chiffrée, est en revanche mentionnée dans la déclaration d’intérêts). La HAS intègre dans une certaine mesure cette philosophie à son appréciation des conflits d’intérêts, puisqu’elle estime, dans son guide, que « dans certains cas, les objectifs de protéger la santé publique » imposent d’« accepter le concours d’un expert dans une situation de conflit d’intérêts, car il est le seul à pouvoir fournir une expertise d’une qualité suffisante ».
"Le problème va se poser au sein du Care"
Le débat aura tout particulièrement lieu au sein du Care, appelé à fournir au chef de l’Etat un éclairage sur « les suites à donner aux propositions d’approche innovantes scientifiques, technologiques et thérapeutiques formulées par la communauté scientifique ». En clair, cette instance a notamment vocation à donner son avis sur… différentes propositions de traitement du Covid-19, émanant d’acteurs concurrents. « Le problème des conflits d’intérêts va surtout se poser au sein du Care », analyse un ponte d'un grand hôpital. Parmi ses membres, Yazdan Yazdapanah, mais aussi l’oncologue Jean-Philippe Spano, qui a accumulé 251.327 euros d’avantages des firmes, en cinq ans, au rythme de cinq liens d’intérêts par mois, en moyenne. Ce praticien de la Pitié-Salpétrière est particulièrement proche de Roche, qui a versé pour lui quelque 103.530 euros.
Les liens qui figurent sur la base Transparence santé ne sont par ailleurs pas exhaustifs. La microbiologiste Marie-Paule Kieny, qui ne compte aucun avantage répertorié sur le site du gouvernement, est par exemple membre du conseil d’administration de BioMérieux, le laboratoire français, concurrent de Roche, qui vient lui aussi de mettre au point un test rapide de dépistage du Covid-19.
447 avantages en cinq ans
D’autres médecins actifs médiatiquement sont également liés à certaines entreprises. Il en est ainsi de Karine Lacombe, infectiologue et cheffe de service à l’hôpital Saint-Antoine. Le 28 mars, elle était invitée à présenter la situation des hôpitaux à la conférence de presse du gouvernement. Parce qu’elle a critiqué la méthodologie de l’étude du professeur Raoult sur l’hydroxychloroquine, certains internautes l’ont immédiatement suspectée de rouler pour la firme Gilead, qui prépare un traitement contre le coronavirus. Sa fiche sur Transparence santé indique bien qu’elle a reçu des avantages de la part du laboratoire américain (20.486 euros en cinq ans), mais moindres par rapport aux largesses d’Abbvie (23.111 euros) et surtout MSD (57.932 euros).
Interrogée, Karine Lacombe y voit surtout la conséquences de ses nombreux déplacements pour présenter ses recherches : « Je fais beaucoup de conférences, mais jamais sur un médicament en particulier ». Elle indique que ses voyages sont à chaque fois contrôlés par le Conseil de l'ordre des médecins, comme le veut la réglementation. « Le Conseil vérifie qu'on ne va pas dans un hôtel de luxe, qu'on voyage en classe économique, qu'on ne fait pas des jours en plus après la fin du congrès ». D'où l'habitude de certains chercheurs français de rater la dernière demi-journée des colloques, pour prendre leur avion.
Ces règles de modestie ne semblent toutefois pas toujours suivies à la lettre. Dans les intérêts de Jean-Philippe Spano sur Transparence santé, on retrouve par exemple onze repas compris entre 100 euros et 273 euros, ou une facture pour un "transport" à 15.614 euros. L'étendue du train de vie des médecins est par ailleurs difficile à apprécier dans la mesure où les firmes remplissent les fiches de façon souvent incomplète. Impossible par exemple de savoir à combien de nuits font référence trois factures d'hébergement à plus de 1.400 euros l'unité accordées à un des membres du Care.