Yazdan Yazdanpanah, ici avec le ministre Olivier Véran, est membre à la fois du conseil scientifique et du Care. - AFP.
Experts et argent
118.000 euros de MSD,     116.000euros de Roche :
faut-il s’inquiéter des liens entre labos et conseils scientifiques ?
Les experts-médecins des conseils scientifiques chargés d'éclairer Emmanuel Macron pendant la crise du coronavirus ont touché 450.000 euros des firmes pharmaceutiques ces cinq dernières années. Faut-il s'inquiéter pour leur indépendance ? Eléments de réponse.

Souvenez-vous de Jean-Jacques Mourad. Pendant la campagne présidentielle de 2017, ce cardiologue était l’un des conseillers santé d’Emmanuel Macron. Il avait démissionné après avoir été accusé de conflit d’intérêts, pour avoir touché quelque 80.000 euros d’avantages du laboratoire Servier, en trois ans et demi. Et ce, alors que son candidat plaidait pour le remboursement des médicaments contre la tension artérielle, spécialité du groupe pharmaceutique.

Trois ans plus tard, rien n’a changé dans le microcosme médical. Parmi les experts des conseils scientifiques chargés de conseiller le chef de l’Etat sur la crise du coronavirus, plusieurs ont des liens d’intérêts importants avec les laboratoires. L’un d’entre eux s’est vu verser … 251.327 euros d’avantages de la part des firmes, entre 2014 et 2019, selon les chiffres de la base publique Transparence santé. Ces relations d’argent n’empêchent pas l’indépendance d’esprit, mais interrogent dans la mesure où une étude universitaire publiée en novembre 2019 a montré que les médecins liés aux industriels du secteur prescrivent plus de médicaments que les autres. Car la réponse au coronavirus passera aussi par des choix qui impliquent les multinationales du secteur.

 

En cinq ans, entre les déjeuners, les dîners, les hébergements à l’hôtel, les frais de transport et les honoraires, les industriels ont payé pour 449.389 euros d'avantages à neuf experts du conseil scientifique placé auprès d’Emmanuel Macron ainsi que du Comité analyse et expertise (Care) chargé de l’éclairer sur les questions purement scientifiques liées au Covid-19. Ce qui recouvre des situations très différentes, dont certaines témoignent d’un compagnonnage suivi entre les médecins et les fabricants de médicaments. Largement en tête des firmes les plus généreuses, on retrouve l’Américain Merck Sharp and Dohme (MSD) et le Suisse Roche, deux laboratoires en pointe dans la recherche contre le coronavirus. MSD, qui a accordé 118.883 euros aux experts, fait partie des dix groupes qui ont annoncé mettre en commun leurs molécules afin de trouver un traitement. Quant au laboratoire Roche, donateur de quelques 116. 286 euros d’avantages en cinq ans, il vient de faire savoir qu'il a mis en place un nouveau test rapide de dépistage du Covid-19. Soit précisément les tests sur lesquels comptent le gouvernement pour augmenter les capacités de dépistage du pays.

 

Déclarations incomplètes

Un registre de déport en cas de conflit d’intérêts est-il prévu au sein des conseils d’expert ? L'oncologue Jean-Philipp Spano, un des représentants du Care, nous indique que ses membres « sont actuellement en train de remplir des déclarations publiques d’intérêts. Ces déclarations seront rendues publiques d’ici le début de la semaine prochaine». Il précise que « ces DPI font l’objet d’une relecture par les ministères chargés de la santé et de la recherche, qui pourront demander le déport de certains membres du CARE lorsque cela est nécessaire, y compris pour des liens passés avec des industriels, même réalisés ponctuellement, et ce pour des raisons éthiques ». Reste à savoir de quelle façon ces règles seront appliquées.

Quant au conseil scientifique, son président, Jean-François Delfraissy, n’a pas pu nous répondre dans les délais. Il a assuré à nos confrères de Mediapart qu'un registre de déport sera bientôt mis en place. Les membres de l’instance ont par ailleurs rempli une déclaration publique d’intérêts, publiée sur un site dédié. Problème, il suffit de comparer avec la base Transparence santé pour s’apercevoir que plusieurs praticiens… ne déclarent pas tous leurs liens.

1,36 milliard par an

Les relations entre les laboratoires et les médecins sont loin d’être étanches. En 2018, les industriels pharmaceutiques ont ainsi versé quelque 1,36 milliard d'euros d’avantages aux professionnels de santé, a révélé une enquête de la presse quotidienne régionale. Une vieille habitude du secteur. « Il y a une culture du lien avec les labos, les médecins y sont biberonnés dès leurs études. Les représentants des firmes viennent dans les services, distribuent des invitations, ils font partie du paysage », note le médecin généraliste Pierre Frouard, co-auteur d’une étude de l’Université Rennes 1 sur les prescriptions des médecins et leurs liens avec les lobbys, en novembre dernier. Cette étude, publiée dans le prestigieux British Medical Journal, a montré que les médecins qui reçoivent des cadeaux de l’industrie pharmaceutiques prescrivent… plus et moins bien, par rapport aux indicateurs de l’Assurance maladie. « Et puis il y a un autre élément, ajoute Pierre Frouard. Qui relève plutôt du bon sens. Si ça n'était pas efficace, les firmes ne mettraient pas autant d'argent dans le lobbying ».

En France, il existe même une corporation entièrement tournée vers cette pratique, celle des "visiteurs médicaux". Ces lobbyistes de porte-à-porte rendent visite aux praticiens, parfois sans rendez-vous, pour leur proposer des médicaments, des formations ou des études. Plusieurs médecins nous indiquent qu'il n'est pas rare de les croiser... dans les couloirs des hôpitaux, dans lesquels ils se rendent pour solliciter un échange rapide avec les professionnels. Dans de nombreux CHU, des petits-déjeuners ou déjeuners "de service" sont en outre régulièrement organisés avec ces représentants des firmes. Jusqu'à une période récente, ils pouvaient même solliciter les internes, au statut d'étudiant.

Depuis 2014, les industriels peuvent par ailleurs financer la formation continue des médecins. Et aussi les initiatives des associations qui apportent des médicaments dans les pays pauvres, comme nous le raconte un professeur d'un grand hôpital parisien, qui a participé à plusieurs actions de ce type, notamment en Afrique. De quoi les rendre incontournables.

 

Avant même l'étude de l'Université Rennes 1, l’affaire du Mediator a montré les effets que pouvait avoir le lobbying médical. Pendant 37 ans, le médicament de Servier, aujourd’hui suspect d’avoir provoqué de nombreuses pathologies, a été commercialisé, avec l’aval de toutes les autorités sanitaires, dont certains des responsables avaient des relations d’affaires avec le laboratoire. A l’automne 2011, le ministre de la Santé Xavier Bertrand a fait voter une nouvelle loi, dont il présentait les objectifs en ces termes devant l’Assemblée nationale : « S’il est vrai que, au fil des années, des progrès ont été réalisés, ils se sont révélés notoirement insuffisants (…) La lutte pour la transparence, la lutte contre les conflits d’intérêts passent par deux voies : l’indépendance des experts et l’organisation d’une procédure d’expertise transparente et collégiale. » C’est ce texte qui a institué la publication des avantages consentis par les firmes sur Transparence Santé.

 

450.000 euros pour neuf médecins

Ce qui n’a pas dissuadé les industriels de continuer à fréquenter les praticiens. Pierre Frouard explique que « les deux cibles prioritaires des firmes sont d’une part les médecins qui prescrivent des médicaments et d’autre part les leaders d’opinion, qui assurent la crédibilité de leurs recherches ». Les experts des deux comités placés auprès du président de la République appartiennent à cette dernière catégorie. Le conseil scientifique est chargé des éclairages immédiats (le confinement, les hospitalisations) tandis que le Care se concentre sur les questions purement scientifiques, à plus longue échéance. Et l’on constate que les firmes pharmaceutiques, qui se démènent pour trouver des solutions contre le coronavirus, sont particulièrement bien introduites auprès de ces médecins stars. Près de 450.000 euros ont ainsi été dépensés par les industriels pour… neuf médecins de ces deux instances.

Des conflits d’intérêts pourraient potentiellement surgir. Hors les cas de MSD et Roche, l’ensemble ou presque des dix premiers donateurs participent à la recherche contre le coronavirus. Johnson & Johnson (22.487 euros d’avantages versés), Sanofi (18.551 euros), Abbvie (14.706 euros), GSK (15.412 euros) ou Gilead (9.096 euros) figurent parmi les candidats à un traitement contre le Covid-19. Les filiales françaises de ces labos seraient par ailleurs concernées par d’éventuelles réquisitions de médicaments. Dans son avis du 23 mars, le Conseil scientifique aborde le thème des pénuries de « dispositifs médicaux » et « insiste » sur la « responsabilité de tous les acteurs de santé ». Sans s’avancer vers une solution politique précise.

MSD, Johnson & Johnson et GSK généreux

Ce panorama global des liens entre les labos et nos médecins-consultants auprès du gouvernement cache de grandes disparités de situations. Sur les huit médecins originellement membres du conseil scientifique, deux (Arnaud Fontanet et Didier Raoult) ont touché zéro euro, tandis que le président Jean-François Delfraissy s’est vu lui verser des avantages très faibles (165 euros). Certains professionnels travaillent surtout avec un laboratoire en particulier, comme le virologue Bruno Lina, dont plus 75% des 22.739 euros d’avantages qu’il a perçus sont versés par Sanofi. Et puis il y a l’infectiologue Yazdan Yazdanpanah. Le 11 mars dernier, c’est lui qui présentait, au cours d’une conférence de presse, les différents essais à venir de traitements contre le coronavirus. Ce professionnel reconnu, expert auprès de l’OMS, a bénéficié de 96.178 euros d’avantages en cinq ans. Les firmes les plus généreuses à son égard ? MSD, Johnson & Johnson, et GSK, toutes donatrices de plus de 15.000 euros d’avantages en cinq ans.

 

 

 

Ce total est d’autant plus impressionnant que plus de 95% des avantages ont été versés… sur trois ans, entre mi-2014 et mi-2017. A cette époque, le médecin carburait à environ un lien d’intérêts par semaine, entre des honoraires, des invitations à des événements, des nuits à l’hôtel ou des repas. Yazdan Yazdanpanah, qui n’a pas répondu à notre sollicitation au moment de la publication de cet article, a expliqué à Mediapart avoir depuis changé ses pratiques : « Depuis 2017, j’ai arrêté mes liens avec les laboratoires. (…) Est-ce que trois ans et demi ça suffit pour se défaire d’un lien ? Ce sont des discussions que nous avons dans le cadre de la définition d’un règlement intérieur. »

Ce délai est justement pris en compte par le Haute autorité de Santé pour déterminer si des médecins doivent se déporter sur certains sujets. En 2013, l’instance, gendarme des bonnes pratiques dans le secteur de la santé, a établi un « guide de gestion des conflits d’intérêts » en son sein. Le document précise les critères qui font naître un conflit d’intérêts, c’est-à-dire « une situation dans laquelle les liens d’intérêts d’une personne sont susceptibles, par leur nature ou leur intensité, de mettre en cause son impartialité ou son indépendance ». L’ « ancienneté » de la collaboration est prise en compte. La HAS considère ainsi que le « ‘déclassement’ d’un lien d'intérêts majeur en autre lien d'intérêts peut se produire quand le lien d’intérêts a disparu depuis au moins trois ans ». Ce qui irait dans le sens suggéré par Yazdan Yazdanpanah, même si le médecin n’a pas totalement stoppé ses relations avec les firmes : il a encore accepté huit repas (dont sept payés par MSD) en 2018.