« Extrémistes » : L’épouvantail des dirigeants
pour justifier leur propre pouvoir
Détail de « Que viene el coco » de Francisco de Goya, ou « Voici le croque-mitaine », 1799. (Galerie nationale d’art. Wikimedia Commons)
« Extrémistes », voilà un des fameux épouvantails dont les politiciens américains se servent pour justifier leur propre pouvoir. Mais la définition de l’extrémisme est en mutation permanente. Le seul élément constant dans les définitions de l’extrémisme, c’est que les politiciens gagnent toujours.
Dans les années 1770, les personnes qui suggéraient que le roi d’Angleterre n’avait pas le droit de diriger l’Amérique étaient considérées comme des extrémistes. En 2013, on trouvait encore dans un document d’instruction du Pentagone que « les colons qui cherchaient à se libérer de la domination britannique » étaient un exemple de « mouvement extrémiste ».
Dans les années 1850, les Sudistes qui proposaient de libérer les esclaves étaient considérés comme de dangereux extrémistes souvent réduits au silence par la censure. Les Nordistes qui estimaient que le Sud devait être militairement détruit étaient considérés comme des extrémistes, du moins jusqu’à ce que John Brown soit vénéré.
Dans les années 1920, les personnes qui suggéraient que le président devrait avoir le pouvoir de confisquer l’or des citoyens étaient considérées comme des extrémistes – voire des communistes.
Après 1934, les personnes qui dénonçaient la confiscation fédérale de l’or américain étaient souvent considérées comme des extrémistes.
Après la Seconde Guerre mondiale, les présidents invoquaient régulièrement la lutte contre l’extrémisme pour justifier leurs assassinats ou salir leurs détracteurs.
En 1952, lorsque les républicains ont critiqué la guerre de Corée comme étant inutile, le président Harry Truman a condamné « les extrémistes républicains imprudents et irresponsables » et « la version mensongère de l’histoire dont les extrémistes du Parti républicain sont les auteurs ». Mais les mensonges et les atrocités qui ont entaché la campagne militaire américaine en Corée ont été largement reconnus au point de détruire la présidence de Truman.
En 1964, Lyndon Johnson déclarait : « Quand on exerce la présidence, l’extrémisme est un vice impardonnable, et la modération dans les affaires de la Nation est la plus grande vertu ». Les médias ont présenté Johnson comme un choix modéré alors même qu’il bombardait intensivement le Nord-Vietnam et que, contrairement à ce qu’il avait dit aux électeurs, il préparait une escalade militaire majeure du conflit..
En 1965, après que Johnson ait envoyé des marines américains en République dominicaine pour soutenir une junte militaire qui venait de prendre le pouvoir, il a annoncé que « le peuple dominicain… ne veut pas d’un gouvernement qui soit un gouvernement d’extrémistes que ce soit de gauche ou de droite ». Tant qu’il dénonçait les extrémistes et récitait de faux messages d’alerte sur les prises de contrôle communistes, les milliers de Dominicains tués dans les combats qui suivirent devenaient des sacrifices sur l’autel de la modération.
En 1966, dans un discours prononcé au East-West Center à Honolulu, Johnson déplorait : « Il subsiste en Asie des voix représentant l’extrémisme et des apôtres du militantisme ». L’année précédente, son département d’État avait secrètement approuvé une répression sauvage des personnes soupçonnées de communisme (ou de gens qui vivaient dans l’entourage de communistes présumés) par l’armée indonésienne. Un demi-million d’Indonésiens ont été massacrés avec l’approbation de Johnson au cours d’un carnage que la CIA a qualifié de « l’une des pires éradication de masse du XXe siècle ».
Clinton et Bush
Bill Clinton s’est régulièrement servi de l’extrémisme pour ternir l’opposition politique. En 1999, il a déclaré au Conseil des dirigeants démocrates que « nous continuons d’être confrontés à un niveau d’extrémisme et de partialité [de la part des républicains] qui est particulièrement effrayant pour les intérêts à long terme de l’Amérique.» Mais ce ne sont pas les républicains qui se sont engagés dans six années de mensonges permanents pour étendre et sacraliser le pouvoir fédéral. A la veille des élections de 2000, Clinton a déclaré : « Il faut bien que quelqu’un fasse ce que j’ai fait ces six dernières années, c’est-à-dire arrêter l’extrémisme à Washington, et il est clair qu’on a qu’un seul choix : Al Gore.» Gore a perdu, en partie parce que de nombreux électeurs craignaient qu’il ne renforce l’extrémisme à Washington.
Avant septembre 2001, quiconque suggérait que le gouvernement américain menait une croisade pour « débarrasser le monde du mal » aurait été qualifié à la fois d’extrémiste et de cinglé. Mais lorsque c’est exactement ce qu’a promis George W. Bush trois jours après le 11 septembre, les médias l’ont acclamé et sa côte de popularité a grimpé en flèche.
En 2004, après que le gouvernement afghan contrôlé par les États-Unis ait organisé des élections frauduleuses, Bush a déclaré : « Le succès des élections en Afghanistan prouve un rejet catégorique du cynisme et de l’extrémisme et c’est un hommage au triomphe de la liberté et de l’espoir ». Mais l’Afghanistan a rapidement plongé dans une spirale infernale de déclin, ce qui a incité le gouvernement américain à plus encore truquer les élections afghanes suivantes.
En 2004, Bush a sacralisé sa guerre contre le terrorisme : « Cette lutte entre l’extrémisme politique et les valeurs civilisées se manifeste dans de nombreux endroits ». Et toutes les méthodes utilisées par l’administration Bush – y compris la torture – étaient par définition « civilisées » puisque les opposants étaient des extrémistes.
Les extrémistes étaient parmi les hommes de paille préférés de Bush. Il a déclaré à un groupe de journalistes : « Le nom que nous avons donné à la guerre contre le terrorisme n’était pas le bon. On devrait dire qu’il s’agit de la lutte contre les extrémistes idéologiques qui ne croient pas aux sociétés libres et qui utilisent la terreur comme une arme pour essayer d’ébranler la conscience du monde libre ». La journaliste du Washington Post Dana Milbank a proposé un acronyme pour la nouvelle déclaration de guerre de Bush : SAIEWDNBIFSWHTUTAAWTTTSTCOTFW. [Struggle Against Ideological Extremists Who Do Not Believe in Free Societies Who Happen to Use Terror as a Weapon to Try to Shake the Conscience of the Free World, LCLEIQNCPASLEQULTCUAPEQELCDML, NdT]
En 2005, dans son discours sur l’état de l’Union au Congrès, Bush s’est vanté des récentes élections irakiennes : « Le monde entier sait maintenant qu’un petit groupe d’extrémistes n’ira pas à l’encontre de la volonté du peuple irakien ». Les élections irakiennes de 2005 ressemblaient en fait plus à un référendum style bloc soviétique qu’à une réunion électorale en Nouvelle-Angleterre. Les troupes américaines se sont rendues sur place, diffusant un message demandant aux électeurs de sortir-et-voter tout en effectuant des raids dans les foyers. Après que les soldats aient distribué des milliers de spécimens de bulletins de vote, le responsable des élections de l’ONU a condamné l’ingérence militaire américaine.
Obama
En 2009, dans son premier discours au Congrès, Barack Obama a déclaré : « Pour vaincre l’extrémisme, nous devons aussi être vigilants dans le maintien des valeurs que défendent nos troupes, car il n’y a pas aucune force au monde qui soit plus puissante que l’exemple de l’Amérique ». Obama s’est servi de l’extrémisme pour justifier toutes les coups de force qu’il a commis. Dans le cadre de sa guerre contre l’extrémisme violent, l’administration Obama a revendiqué le droit de tuer des Américains sans procès, sans préavis et sans que les victimes puissent s’y opposer légalement.
Dans un discours prononcé en décembre 2009 à West Point, Obama a annoncé qu’il enverrait beaucoup plus de soldats américains en Afghanistan dans le cadre de la « lutte contre l’extrémisme violent », laquelle serait, selon lui, « un critère pérenne de notre société libre ». Plus d’un millier d’Américains ont ensuite été tués en Afghanistan dans une escalade qui n’a fait que prolonger la guerre. La CIA avait cherché à avertir Obama que sa « surenchère » serait un échec, mais une petite foule au cimetière d’Arlington était un faible prix à payer pour ternir l’image de dur à cuire d’Obama.
En 2011, Obama a légitimé le bombardement de la Libye, ce pays ne devait pas devenir « un nouveau refuge pour les extrémistes ». Après que les États-Unis ont aidé à renverser le dictateur libyen, les extrémistes ont pris le contrôle d’une grande partie du pays et la violence a fait des milliers de victimes (dont quatre Américains tués à Benghazi en 2012). Les marchés aux esclaves qui ont commencé à se tenir ouvertement en Libye après l’attentat américain ne faisaient pas officiellement partie de la campagne anti-extrémisme du président.
En 2014, Obama a justifié l’intervention militaire américaine en Syrie : « Ce que nous combattons aussi, est une poussée d’idéologique d’extrémisme qui a pris racine dans de trop nombreuses parties de la région ». L’administration Obama a lancé plus de 5 000 frappes aériennes sur des cibles syriennes, mais ses déclarations prétendument vertueuses ont été le seul aspect cohérent de sa politique. Le gouvernement américain a fourni des armes et de l’argent à des groupes radicaux liés à al-Qaïda et à d’autres fanatiques musulmans dans le cadre de la campagne américaine visant à renverser le gouvernement Assad. La politique américaine était si confuse que des rebelles syriens soutenus par le Pentagone ont ouvertement combattu des rebelles syriens soutenus par la CIA.
Trump
En mai 2017, Donald Trump s’est rendu en Arabie Saoudite et a proclamé que les États-Unis et les Saoudiens « cherchent à lancer de nouvelles initiatives pour contrer les messages extrémistes violents, désorganiser le financement du terrorisme et faire progresser la coopération en matière de défense ». Le fait que des représentants du gouvernement saoudien aient fourni une aide financière aux pirates de l’air du 11 septembre (15 des 19 étaient des Saoudiens) n’a pas suffi à gâcher la session de photos.
Trois mois plus tard, la Maison Blanche a publié une synthèse de l’appel téléphonique de Trump au roi Salman bin Abdulaziz al-Saud qui souligne que les deux dirigeants « ont discuté de la nécessité de vaincre le terrorisme, de tarir le financement du terrorisme et de combattre l’idéologie extrémiste ». Le fait que les saoudiens ont toujours été parmi les plus grands financeurs du terrorisme et des mouvements islamiques radicaux dans le monde n’a en rien perturbé le communiqué de presse.
En novembre 2017, après que des hommes armés aient tué des centaines de personnes dans une mosquée en Égypte, Trump a proclamé : « Le monde ne tolérera pas le terrorisme. Nous devons les vaincre militairement et discréditer l’idéologie extrémiste qui est à la racine de leur existence ! Deux ans plus tard, il a interloqué les participants à un sommet international en saluant le dirigeant égyptien Abdel Fattah el-Sisi le qualifiant de « mon dictateur préféré ». Sisi est connu pour ses assassinats de dissidents, ses arrestations massives et la détention arbitraire de toute personne qui dénonce ses exactions. Mais comme Sisi suivait généralement les ordres de Washington, sa qualification de modéré était sans appel.
Pavillon de complaisance
La définition de ce qu’est « l’extrémisme » est souvent un pavillon de complaisance pour l’establishment. Comme l’a noté un manuel de formation du Pentagone concernant le danger des groupes de haine, « Toutes les nations ont une idéologie, quelque chose en quoi elles croient. Lorsqu’une idéologie politique se situe en dehors des normes d’une société, elle est qualifiée d’extrémisme ». En d’autres termes, les croyances qui divergent des opinions dominantes ou approuvées sont « extrémistes » par définition. Et qui peut déclarer ce qu’il est acceptable de croire ? Justement ces mêmes politiciens et agences gouvernementales dont le pouvoir est renforcé par les opinions dominantes.
L’ « extrémisme » est encore plus brumeux que le « terrorisme ». Avec le terrorisme, au moins les criminels sont de connivence quand il s’agit d’infliger la violence. Un extrémiste, en revanche, est quelqu’un qui a une mauvaise attitude et qui pourrait faire quelque chose de déplaisant dans le futur. La répression à l’encontre des extrémistes présumés peut constituer l’outil parfait pour diaboliser l’opposition politique dans le pays et à l’étranger.
Dans le même temps, les politiciens dénoncent l’extrémisme et les médias de l’establishment se gardent bien de rendre publics les abus du gouvernement. Plus l’accusation de tendances extrémistes est fondée, plus il est facile pour les responsables gouvernementaux de couvrir leurs atrocités.
Au début de 2004, avant que les photos d’Abu Ghraib ne soient divulguées, les personnes qui affirmaient que le gouvernement américain torturait des détenus étaient considérées comme des extrémistes. Une décennie plus tard, après qu’un rapport du Sénat ait documenté la manière dont la CIA avait mis en place un régime mondial de torture, les personnes qui étaient en faveur de vigoureuses poursuites judiciaires visant les tortionnaires de la CIA étaient considérées comme des extrémistes. De même, les personnes qui, après le 11 septembre, affirmaient que le gouvernement américain se rendait coupable de violations illégales et à grande échelle de la vie privée des Américains étaient considérées comme des extrémistes. Après qu’Edward Snowden ait divulgué des documents en 2013 prouvant que l’Administration de la sécurité nationale (NSA) avait illégalement saisi les courriels de millions d’Américains, seuls les extrémistes étaient favorables à la poursuite judiciaire des chefs de la NSA qui avaient menti au Congrès et au public américain au sujet de leur surveillance illicite.
Les Américains ont toujours accepté que le gouvernement s’empare d’un pouvoir pratiquement illimité quand il s’agit de guerre contre l’extrémisme. Mais permettre aux politiciens de définir l’extrémisme, c’est les laisser vilipender préventivement ceux qui sont leurs plus farouches critiques. Heureusement, il n’est pas encore devenu illégal de donner à penser que le gouvernement lui-même est devenu le plus grand des extrémistes.
James Bovard est conseiller politique auprès de la fondation The Future of Freedom. Il est chroniqueur pour USA Today et a écrit pour le New York Times, le Wall Street Journal, le Washington Post, New Republic, le Reader’s Digest, Playboy, American Spectator, Investors Business Daily et de nombreuses autres publications. Il est l’auteur de Freedom Frauds : Hard Lessons in American Liberty (2017, publié par FFF) ; Public Policy Hooligan (2012) ; Attention Deficit Democracy (2006) ; The Bush Betrayal (2004) ; Terrorism and Tyranny (2003) ; Feeling Your Pain (2000) ; Freedom in Chains (1999) ; Shakedown (1995) ; Lost Rights (1994) ; The Fair Trade Fraud (1991) ; et The Farm Fiasco (1989). Lisez son blog. Envoyez-lui un courriel.
Source : Consortium News, James Bovard, 11-12-2020