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 Économie

 

Ce que révèle la version fuitée
de l'accord de libre-échange
Europe/Canada

Le Monde.fr | 16.08

 

 

 

 

 

Le premier ministre Stephen Harper et le président de la Commission européenne José Manuel Barroso lors de la signature de l'accord de principe sur le CETA, le 18 octobre 2013.Le premier ministre Stephen Harper et le président de la Commission européenne José Manuel Barroso lors de la signature de l'accord de principe sur le CETA, le 18 octobre 2013. | AFP/GEORGES GOBET

 

 

 

La télévision allemande Tagesschau a révélé mercredi 13 août la version finale et pour l'instant confidentielle de CETA, un accord commercial entre l'Union européenne et le Canada scruté de très près par les négociateurs, car il devrait servir de modèle pour le traité transatlantique Europe/Etats-Unis.

Parmi les dispositions les plus controversées figure le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats (ISDS), un tribunal arbitral censé trancher les conflits entre les gouvernements et les entreprises

L’Europe et le Canada disent « oui » à la justice privée

 

 

Pour ses opposants, l'accord Europe-Canada est un cheval de Troie des multinationales dans l'enceinte démocratique.Pour ses opposants, l'accord Europe-Canada est un cheval de Troie des multinationales dans l'enceinte démocratique. | REUTERS/© Mark Blinch / Reuters

 

 

C’est un document aride de 519 pages qui, en temps normal, n’aurait jamais attiré l’attention de quiconque en dehors du cénacle des multinationales et des spécialistes du commerce international. « Fuité » le 13 août par le journal télévisé allemand « Tagesschau » sur son site, le texte confidentiel de CETA, l’accord de libre-échange conclu entre l’Union européenne et le Canada, a pourtant été accueilli avec grand intérêt.

Et pour cause : il montre que l’Europe a accepté de déléguer une partie de sa justice à des tribunaux arbitraux privés. Une répétition générale avant d’appliquer cette logique à grande échelle avec le traité transatlantique Europe–Etats-Unis ?

1. De quoi s’agit-il ?

Comme de nombreux traités commerciaux signés ces vingt dernières années (mais c’est une première pour l’Europe), le CETA (« Comprehensive Economic and Trade Agreement ») installe un tribunal privé au nom barbare : le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats, appelé ISDS en anglais.

Si elles s’estiment lésées par les décisions des Etats dans lesquels elles exercent leurs activités, les entreprises canadiennes et européennes pourront porter plainte devant cette instance composée non pas de juges professionnels, mais d’arbitres triés sur le volet, le plus souvent issus de grands cabinets d’avocats d’affaires.

Ce mécanisme fait également partie des dispositions les plus critiquées du traité transatlantique en cours de négociation.

Le traité Tafta

va-t-il délocaliser notre justice à Washington ?

De quoi s'agit-il ?

Ce type de disposition est présent dans de nombreux traités de libre-échange. Elle a pour but de donner plus de pouvoir aux entreprises face aux Etats, en permettant par exemple à une multinationale américaine d'attaquer la France ou l'Union européenne devant un tribunal arbitral international, plutôt que devant la justice française ou européenne.

L'instance privilégiée pour de tels arbitrages est le Centre international de règlement des différends liés à l'investissement (Cirdi), un organe dépendant de la Banque mondiale basé à Washington, dont les juges sont des professeurs de droit ou des avocats d'affaire nommés au cas par cas (un arbitre nommé par l'entreprise, un par l'Etat, et le troisième par lasecrétaire générale de la cour). La plupart du temps, ce type d'arbitrage exclut toute possibilité de faire appel.

Ce que les adversaires du Tafta disent

 

« Grâce à Tafta , les entreprises américaines d'exploitation pourront porter plainte contre l'Etat qui leur refuse des permis, au nom de la libre concurrence »assurent les Jeunes écologistes français.

 

Permis d'exploitation de gaz de schiste, OGM, normes alimentaires, monopole de l'éducation nationale, standards sociaux : ce système de règlement des différends pourrait devenir, selon le porte-parole des Verts européens Yannick Jadot, un « cheval de Troie » des Américains, qui leur permettrait de faire tomber des pans entiers de la régulation européenne en créant des précédents juridiques devant la justice privée.

 

 

POURQUOI CELA POURRAIT ÊTRE VRAI

 

 

Le principe d'introduire un mécanisme de règlement des différends des entreprises (ISDS) a en effet été accepté par les Européens et les Américains. Le mandat de négociation délivré en juin 2013 par les ministres du commerce européens à la Commission stipule :

« L'accord devrait viser à inclure un mécanisme de règlement des différends investisseur-Etat efficace et ambitieuse, assurant la transparence, l'indépendance des arbitres et la prévisibilité de l'accord, y compris à travers la possibilité d'interprétation contraignante par les parties. »

Toutefois, cette disposition polémique a suscité une telle mobilisation que l'Europe pourrait faire marche arrière. Le 21 janvier, le commissaire européen au commerce, Karel de Gucht, a décidé de suspendre les négociations avec les Etats-Unis sur l'ISDS, le temps de lancer une consultation publique en ligne, qui durera jusqu’à 21 juin. Une manière de désamorcer la contestation et d'éviter que le sujet ne pèse sur les élections européennes du 25 mai.

Bruxelles est-elle pour autant disposée à retirer cette procédure du traité ? Pas vraiment, à en croire le même Karel de Gucht, qui affirme souhaiter que la consultation « améliore » l'ISDS, sans jamais évoquer une possible suppression.

Pressés par l'opinion publique, les gouvernements des Etats européens se montrent moins inflexibles, et leur avis sera déterminant dans la ratification finale du traité. En mars, la secrétaire d'Etat allemande à l'économie Brigitte Zypries déclarait que Berlin était désormais opposé à l'ISDS. En France, la ministre déléguée au commerce extérieur, Nicole Bricq, avait déjà plusieurs fois répété que la France n'était « pas favorable à l'inclusion d'un tel mécanisme », avant de passer la main à Fleur Pellerin en avril.

Pourquoi cela pourrait être grave

L'expérience montre que la mise en place de mécanismes d'arbitrage international tend à favoriser les entreprises, au détriment des Etats. En effet, les entreprises obtiennent rarement gain de cause devant les juridictions des Etats qu'elles attaquent, à l'image du pétrolier Schuepbach, débouté par le Conseil constitutionnel quand il a contesté le moratoire français sur le gaz de schiste.

Délocaliser le règlement des différends des conflits vers une cour internationale place, à l'inverse, Etats et entreprises sur un plan d'égalité, favorisant du même coup les intérêts commerciaux, comme de nombreux précédents le confirment.

En 2012, l'Equateur a été condamné à payer 1,77 milliards de dollars à Occidental Petroleum par le Cirdi. Sa faute : avoir mis fin par une décision politique à sa collaboration avec le géant pétrolier après que celui-ci eut violé leur contrat. Le tribunal arbitral a jugé que c'était cette décision soudaine qui violait en réalité le traité d'investissement bilatéral Etats-Unis-Equateur.

Autre exemple : le cigarettier Philip Morris a utilisé en 2010 et 2011 le mécanisme d’arbitrage pour réclamer plusieurs milliards de dollars de réparation à l'Uruguay et à l'Australie, qui mènent des campagnes anti-tabagisme, contraires selon lui à leurs accords de libre-échange respectifs avec la Suisse et Hongkong.

Reste que, d'un point de vue statistique, les Etats obtiennent gain de cause légèrement plus souvent (42 % des cas) que les investisseurs (31 %), selon un décompte des Nations unies portant sur 2013. Le tiers restant se conclut par un règlement à l'amiable.

Ces contentieux n'ont cessé de se multiplier au cours des vingt dernières années, avec la popularité croissante des accords de libre-échange. Sans garde-fous, l'introduction d'un ISDS dans le partenariat translatlantique pourrait donc coûter cher à l'Europe et la contraindre à abandonner certains de ses principes. 

2. Quel intérêt ?

A l’origine, l’ISDS était intégré aux accords commerciaux pour pallier les carences des systèmes judiciaires des pays en développement et rassurer les multinationales occidentales : garanties contre le risque d’expropriation arbitraire, elles étaient censées investir davantage. Pourquoi donc l’intégrer à un traité entre deux économies modernes comme l’Europe et le Canada ?

« Les multinationales n’ont pas confiance dans la justice des pays de l’Est, comme la Roumanie ou la Bulgarie », souffle un vieux routard de l’arbitrage international. Elles pourront donc réclamer des dommages et intérêts devant l’ISDS, au nom du respect des principes de libre-échange inscrits dans le CETA.

Délocaliser le règlement des conflits vers un tribunal arbitral permettra également, selon les entreprises, une plus grande neutralité dans les décisions, les juridictions nationales étant susceptibles d’être influencées par les Etats attaqués.

Une plaidoirie d'arbitrage.

3. Quels sont les risques ?

Pour ses (nombreux) opposants, l’ISDS pourrait coûter très chers aux Etats qui ne se soumettent pas aux desideratas des multinationales. Attaqué 35 fois en vingt ans dans le cadre de l’ISDS de son accord commercial avec les Etats-Unis, le Canada a ainsi été condamné à six reprises et forcé de verser au total 170 millions de dollars (130 millions d’euros) de compensations à des entreprises américaines (sans compter les frais de procédure), selon un rapport récent du Canadian Centre for Policy Alternatives. Les arbitres ont jugé que les règles de non-discrimination et de non-expropriation fixées par l’accord avaient été enfreintes.

Un cas récent, encore en cours d’instruction, fait grand bruit au Canada : estimant que la justice canadienne a invalidé injustement deux de ses brevets, le laboratoire pharmaceutique américain Eli Lilly réclame 100 millions de dollars (75 millions d’euros) de compensation pour ses profits gâchés. Pour l’ONG américaine Public Citizen, Eli Lilly tente d’utiliser l’ISDS pour détruire le système canadien de validation des brevets, au mépris des choix démocratiques opérés par les Canadiens.

Dans la négociation du CETA, les Européens ont refusé de prendre en compte cette crainte, en déclinant la proposition canadienne d’exclure clairement les questions de propriété intellectuelle du champ de l’ISDS.

Plus généralement, les craintes se focalisent sur l’absence de garde-fous dans l’ISDS : les arbitres sont libres de livrer leur propre interprétation de notions juridiquement floues comme « l’utilité » d’un investissement, ou« l’expropriation indirecte d’un investissement ».

Il n’existe aucun mécanisme d’appel ou de responsabilisation des arbitres.

Tag(s) : #Europe
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