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Blog d'Olivier Berruyer

 

16
Mai
2014

Traduction – bien tardive – d’un intéressant papier de Kissinger, sorti le 5 mars 2014 – 2 mois déjà…

À mon avis, Henry Kissinger passe trop vite le problème du putsch et du gouvernement, et le non respect de l’accord du 21 février – qui ont poussé les Russes à soutenir la sécession de la Crimée… Ainsi que le problème des négociations commerciales, qui ont des conséquences importantes sur la Russie, et qu’il faut donc associer…

Le débat public sur l’Ukraine tourne autour de la question d’un affrontement. Mais savons-nous où nous allons? Dans ma vie, j’ai vu quatre guerres débuter dans un grand enthousiasme et avec le support de l’opinion publique, toutes finalement inextricables et ayant abouti pour trois d’entre elles à un retrait unilatéral. Une politique se juge à la façon dont elle se termine, non de la façon dont elle commence.

Bien trop souvent le problème ukrainien est présenté comme un rapport de force dans lequel l’Ukraine doit rejoindre l’Est ou l’Ouest. Mais si l’Ukraine veut survivre et prospérer, cela ne sera pas en servant d’avant-poste pour l’un ou l’autre camp, contre l’autre, mais en servant de pont entre les deux.

La Russie doit comprendre qu’essayer de satelliser de force l’Ukraine, et par là même modifier une fois encore les frontières de la Russie, condamnerait Moscou à répéter l’histoire, et à s’engager dans un cycle autoréalisateur de pressions réciproques avec l’Europe et les USA.

L’Ouest doit comprendre que, pour la Russie, l’Ukraine ne sera jamais une quelconque terre étrangère. L’histoire russe débute dans la principauté de Kiev. C’est à partir de là qu’a essaimé la religion russe. L’Ukraine a fait partie de l’histoire Russe pendant des siècles, et leurs passés sont entremêlés depuis plus longtemps encore. Certaines des plus importantes batailles russes pour la liberté, à commencer par la bataille de Poltava en 1709, ont eu lieu sur sol ukrainien. La flotte de la mer Noire – levier pour la puissance militaire russe en méditerranée – stationne, via un bail de longue durée, sur la base de Sébastopol, en Crimée. Même des dissidents aussi reconnus qu’Aleksandr Soljenitsyne et Joseph Brodsky ont insisté sur le fait que l’Ukraine était une partie intégrante de l’histoire russe et, par conséquent, de la Russie.

L’Union Européenne doit reconnaître que son inertie bureaucratique et le fait de mettre la stratégie au second plan par rapport à la politique intérieure lors des négociations sur les relations entre l’Ukraine et l’Europe ont contribué à transformer une négociation en crise. La politique étrangère est l’art d’établir des priorités.

Les Ukrainiens sont l’élément décisif. Ils vivent dans un pays multilingue, à l’histoire complexe. La partie ouest a été incorporée à l’Union Soviétique en 1939 quand Staline et Hitler se sont réparti le butin. La Crimée, dont 60% de la population est Russe, n’est devenue une province ukrainienne qu’en 1954, quand Nikita Khrouchtchev, ukrainien de naissance, l’a offert lors de la célébration en Russie du 300ème anniversaire d’un accord avec les cosaques. L’ouest est majoritairement catholique, l’est est majoritairement russe orthodoxe. L’ouest parle ukrainien, l’est parle essentiellement le russe. Toute tentative d’un côté de l’Ukraine de dominer l’autre – tel qu’en a été le dessein mènerait à terme à une guerre civile ou à une sécession. Faire de l’Ukraine un acteur de la confrontation Est-Ouest saborderait pour des décennies toute tentative de rapprocher la Russie et l’Ouest – notamment la Russie et l’Europe – au sein d’un système de coopération international.

L’Ukraine n’est indépendante que depuis 23 ans, ayant auparavant été soumise, depuis le XIVe siècle, à des puissances étrangères. Sans surprise, ses leaders n’ont pas appris l’art du compromis, et encore moins celui de la perspective historique. La politique ukrainienne depuis l’indépendance démontre clairement que la racine de tous les problèmes se situe dans les velléités des politiciens ukrainiens d’imposer leur volonté à des parties non consentantes du pays, en s’appuyant sur un clan, puis sur l’autre. C’est l’essence même du conflit entre Viktor Ianoukovytch et son principal adversaire politique Iulia Timochenko. Ils représentent respectivement l’un des deux camps en Ukraine, et n’ont pas accepté de se partager le pouvoir.

La sagesse devrait guider la politique des USA en Ukraine vers la recherche d’une coopération entre les deux camps. Nous devrions œuvrer pour la réconciliation, non la domination d’un camp par l’autre.

Ni la Russie ni l’Ouest, et encore moins les différentes factions en Ukraine, n’ont agi suivant ce principe. Tous ont aggravé la situation. La Russie ne sera pas capable de mettre en œuvre une solution militaire sans s’isoler, au moment où plusieurs de ses frontières sont déjà en situation précaire. A l’Ouest, la diabolisation de Poutine ne fait pas office de politique, mais est une excuse pour l’absence de politique.

Poutine devrait prendre conscience que, quelles que soient ses doléances, il ne pourra pas imposer militairement sa politique sans déclencher une nouvelle Guerre froide. De leur côté, les États-Unis devraient éviter de traiter la Russie comme un pays aberrant auquel il faut enseigner patiemment des règles de conduite établies par Washington. Poutine est un stratège habile – à la lumière de l’Histoire russe. Sa compréhension des valeurs et de la psychologie américaine ne fait pas partie de ses plus grandes qualités. Tout comme la compréhension de l’histoire et de la psychologie russes sont loin d’être des points forts des hommes politiques américains.

Les responsables de chacun des camps devraient revoir leur copie afin de trouver des solutions, et non donner dans la surenchère de postures politiciennes. Voici la manière dont j’envisage une sortie de crise compatible avec les valeurs et les enjeux de sécurité des protagonistes :

  1. L’Ukraine devrait avoir le droit de choisir librement ses partenariats économiques et politiques, y compris avec l’Europe
  2. L’Ukraine ne devrait pas rejoindre l’OTAN, une position que j’ai déjà tenue il y a 7 ans, la dernière fois que cette situation s’est présentée
  3. L’Ukraine devrait être libre de constituer tout gouvernement respectant l’expression de la volonté populaire. Des leaders ukrainiens sensés/raisonnés opteraient alors pour une politique de réconciliation entre les différentes parties de leurs pays. Sur la scène internationale, ils devraient une position comparable à celle de la Finlande. L’indépendance farouche de cette nation ne fait aucun doute et elle coopère avec l’Ouest dans la plupart des domaines, en évitant toutefois soigneusement toute hostilité institutionnelle envers la Russie.
  4. Les règles de l’ordre mondial établi sont incompatibles avec l’annexion de la Crimée par la Russie. Mais il devrait y avoir moyen de revoir la relation entre l’Ukraine et la Crimée de façon à poser les bases d’une relation plus sereine. Dans cette optique, la Russie devrait reconnaître la souveraineté de l’Ukraine sur la Crimée. L’Ukraine devrait renforcer l’autonomie de la Crimée lors d’élections menées en présence d’observateurs internationaux. Cette démarche comprendrait la levée de toutes les ambiguïtés concernant la flotte de la Mer Noire à Sébastopol.

Ce sont des principes, non des prescriptions. Les personnes ayant une bonne connaissance de cette région sauront que tous ne seront pas audibles par toutes les parties. Le critère n’est pas la satisfaction complète, mais la frustration équilibrée. Si on ne parvient pas à une solution basée sur ces éléments ou d’autres comparables, la descente vers la confrontation ne fera qu’accélérer. Et ceci cela n’arriver que trop tôt.

Henry A. Kissinger (secrétaire d’État de 1973 à 1977) - Washington Post  5 mars 2014

Traduction : www.les-crises.fr (les phrases en gras ne le sont pas dans l’article original)

 


Tag(s) : #Contre l'impérialisme
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