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      Le blog de descartes

 

Blog de débat pour ceux qui sont fatigués du discours politiquement correct et de la bienpensance à gauche

 

 

Le « dialogue social » avec lequel le pouvoir a cherché – et largement réussi – à endormir les syndicats commence maintenant à atteindre ses limites. Le mécontentement devant une politique qui ne laisse pas de perspectives s’est d’abord manifesté par une résignation maussade, puis par un vote de rejet dans les urnes.

 

 

Et maintenant, les conflits commencent.

 

 

Mais tous les conflits ne se valent pas. Les deux grands conflits en cours, celui des cheminots et celui des intermittents, sont deux exemples admirables pour observer comment notre petit monde politico-médiatique réagit de manière singulièrement différente selon que les conflits. Pour les cheminots, c’est le langage du rejet : on condamne une CGT décidément trop « ringarde » et « passéiste » pour accepter « la réforme » ; on affiche un mépris de bon ton pour des cheminots décidément trop bêtes et crispés pour comprendre que la réforme a été conçue dans leur intérêt et que le statut du cheminot – juré, craché – n’est nullement menacé ; on se désole publiquement sur les « usagers pris en otage » (1) et, figure imposée, on invoque le « modèle allemand » de la Deutsche Bahn, dont on ne sait pas très bien comment il fonctionne mais qui doit être merveilleux puisqu’il est allemand.

 

 

Pour les intermittents, ce n’est pas du tout la même chanson. Là, pas de dénonciation de « prise en otage », de syndicats crispés sur leurs avantages, de lamentation sur « ces travailleurs qui ne comprennent pas la réforme ». Au contraire, les stars médiatiques, les ministres et les journalistes sont du côté des grévistes, se vantent publiquement de « comprendre » la justesse de leurs revendications, et se cachent derrière les syndicats de salariés sur le mode « vous comprenez, ils ont signé, alors on ne peut pas ne pas étendre l’accord ».

 

Même le « modèle allemand » n’a pas la côte. Alors que Le Monde prêche d’habitude sur le thème « nous sommes les seuls à faire ainsi en Europe, c’est pas normal », cette fois ci on arrive à la conclusion inverse. Le grand journal du soir titre en effet – et en une, s’il vous plait : « Intermittents : une exception française à réinventer ». Autant il est essentiel pour le grand quotidien des classes moyennes de « réformer » la SNCF sur le modèle de la Deutsche Bahn et des directives bruxelloises, autant il est indispensable de « réinventer » une « exception française » pour les intermittents. Les cheminots sont des infâmes privilégies défendant les intérêts catégoriels, les intermittents sont des pauvres victimes de la précarité qu’il est essentiel de protéger au nom de la « culture ». Surprenant, n’est ce pas ?

 

 

Pas tant que ça, en fait. Du moins pour ceux de mes lecteurs qui gardent en tête la grille de lecture que j’ai souvent proposé sur ce blog. Pour le dire schématiquement : le statut du cheminot est une conquête sociale d’une partie de la classe ouvrière, alors que le statut des intermittents est non seulement un régime largement utilisé par les classes moyennes, mais surtout une subvention déguisée à une consommation – la consommation dite « culturelle » - dont elles sont les premières à profiter. Il n’aura d’ailleurs échappé à personne qu’alors que la grève des cheminots est traitée dans la page « social » du journal, celle des intermittents l’est dans la page « culture ».

 

Cela donne une idée de la manière dont les rédacteurs voient le conflit. Pour le rédacteur – et pour le lecteur de Le Monde, le régime chômage des intermittents ne relève pas du social, mais du culturel. La réforme de la SNCF – contre laquelle se battent les cheminots – ne fait pas partie du débat sur les transports, alors que la réforme de l’assurance chômage – contre laquelle se battent les intermittents – fait partie de la culture.

 

 

En fait, le régime d’assurance-chômage des intermittents n’a de régime d’assurance que le nom. Les systèmes d’assurance chômage ont été construits pour mutualiser le chômage conçu comme un risque. De la même manière que l’assurance de votre voiture mutualise le risque d’accident de la route. Le mécanisme repose sur l’idée que l’accident touchera aléatoirement certains assurés. Ceux-ci verront alors le dommage réparé à partir des cotisations payées par l’ensemble des assurés.

 

Mais il faut comprendre qu’un système assurantiel ne fabrique pas en lui même de la richesse. Le coût des sinistres est globalement le même que si chacun devait les supporter individuellement. Ce que le système assurantiel fait, c’est de réduire les incertitudes. Au risque de supporter l’ensemble des dommages en cas d’accident, l’assuré substitue la certitude de payer une prime mensuelle beaucoup plus faible mais régulière.

 

 

Mais un système assurantiel repose sur une hypothèse fondamentale : l’accident doit arriver aléatoirement. On ne peut plus parler « d’assurance » l’accident qu’on prétend assurer n’est plus un « risque » mais une « certitude ». Imaginez que vous vouliez assurer votre voiture non pas contre un accident de la route, mais contre l’épuisement de votre réservoir d’essence – c'est-à-dire, vous doteer d’une assurance qui vous payerait le plein lorsque votre réservoir serait vide.

 

 

Vous voyez bien que cela ne peut marcher : puisque le réservoir de tous les assurés sera vide un jour ou l’autre, le système ne pourrait marcher que si vos primes sont… équivalentes à ce que coûtent les pleins d’essence des cotisants.

 

 

En d’autres termes, l’assurance n’a plus aucun intérêt puisque vous pourriez tout aussi bien payer votre carburant. C’est pour cette raison que les systèmes d’assurance chômage sont mal adaptés pour couvrir les métiers où le chômage « intermittent » n’est pas un risque, mais une certitude. Or, c’est précisément ce qui arrive pour les intermittents du spectacle.

 

Selon les chiffres publiés (2), sur les 250.000 salariés cotisant au régime des intermittents en 2011, 108.000 – soit un peu moins d’un sur deux – ont été indemnisés. On ne peut donc parler d’un « risque » touchant aléatoirement une minorité des ayant-droit. Il faut parler plutôt d’un système d’étalement du revenu, c’est à dire, un système qui « lisse » les revenus, prélevant à la saison faste et servant un revenu lors de la saison maigre.

 

 

Ou du moins on pourrait en parler d’étalement si le système était à l’équilibre, c’est à dire, si l’ensemble des cotisations couvrait les prestations servies. Mais c’est très loin d’être le cas : pour 250 M€ de cotisations encaissées, le régime verse 1,3 Md€ de prestations. Plus révélateur : en moyenne, la rémunération nette avant impôt d’un intermittent est constituée à 57% par les salaires, et à 43% par les indemnisations (pour un revenu médian net de 25.300 €, soit le double du SMIC).

 

Ce n’est donc ni une assurance – pas de risque aléatoire – ni un étalement des revenus – la somme des revenus perçus n’étant pas égale aux cotisations versées. C’est purement et simplement un système de soutien des revenus de la profession par transfert venant de l’ensemble des cotisants du régime général.

 

 

En fait, le régime des intermittent est une subvention déguisée aux professions dites « culturelles » par le biais d’une fraude « banalisée » par la corporation. Celle qui consiste pour un employeur de se mettre d’accord avec son employé pour que celui-ci travaille « légalement » pour un salaire donné le temps d’ouvrir les droits au chômage, puis de continuer à travailler « au noir » pendant le délai ou les allocations lui sont versées, l’employeur couvrant simplement la différence entre l’allocation et le salaire. Et à la fin le travailleur et l’employeur se partagent les bénéfices tirés du système.

 

Cette fraude existe marginalement dans tous les métiers, mais les caractéristiques intrinsèques du travail des intermittents du spectacle – horaires variables, travail de préparation réalisable à domicile, etc - rendent le contrôle particulièrement difficile, ce qui a permis à ce type de fraude de devenir massive (3), à l’avantage des employeurs mais aussi des employés, et au prix du creusement de la compensation servie par le régime général.

 

 

Il serait donc parfaitement rationnel de réformer le régime des intermittents pour supprimer la subvention cachée. A ceux qui hurleraient qu’on « tue la culture », je réponds qu’on pourrait la remplacer par une véritable subvention, dont on pourrait apprécier le montant et la destination. Une solution dont les « professions culturelles » n’en veulent surtout pas.

 

 

Pourquoi ?

 

 

Parce que la subvention cachée les arrange, dans la mesure où elle est versée à tout le monde sans évaluation et sans contrôle. Alors qu’une véritable subvention serait visible, et donc évaluable, contrôlable, et pourrait donc être plus précisément fléchée. Or, c’est précisément ce que les soi-disant « acteurs de la culture » n’en veulent pas. Les défenseurs des intermittents nous rabattent les oreilles sur le thème « on va tuer la culture ».

 

 

Mais ce discours oublie convenablement qu’on ne parle pas du régime des « intermittents de la culture » mais des « intermittents du spectacle ». On fait comme si « spectacle » et « culture » étaient synonymes. Mais un spectacle est-il toujours « culturel » ? Est-il normal de subventionner des inepties comme « Plus belle la vie » (4) au nom de la « culture » ?

 

 

Transformer la subvention cachée en subvention visible aurait l’inconvénient pour le métier concerné d’ouvrir le débat sur ce qui est « culture » et ce qui ne l’est pas, et plus grave, entre ce qui dans la « culture » doit être subventionné et ce qui doit être laissé à l’appréciation – et donc à la bourse – du spectateur. Un débat potentiellement fatal à toute une série de manifestations hâtivement libellées comme « culturelles » mais qui méritent fort mal ce nom, n’étant guère que des animations dont le contenu « culturel » est fort discutable (5).

 

 

Derrière le conflit des intermittents se cache une question bien plus intéressante, celle de ce que doit être une politique culturelle, ce qu’elle doit ou non subventionner, et pourquoi.

Dans la vision de nos élites « culturelles », la est devenue synonyme de loisir et de sensualité. Elle apparaît comme réaction contre ce qui est obligatoire, institué, rationnel. C’est particulièrement flagrant dans l’opposition qui est faite traditionnellement entre la culture et l’éducation – au sens de l’instruction.

 

 

Ce qui est enseigné à l’école, par définition, n’est pas de la « culture ». C’est évident pour les sciences : on entend souvent des personnes qui se considèrent « cultivées » se vanter, à la table du déjeuner mais dans les émissions « culturelles » de nos médias, d’être « nuls en maths » sans la moindre honte, et même avec une certaine fierté.

 

 

Mais cette attitude s’étend à l’ensemble des disciplines scolaires : dans le monde « culturel », on insiste souvent sur son statut de « cancre » à l’école, signe d’une « liberté d’esprit » indispensable dans le monde de la « culture ». La « culture » est devenue le lieu du loisir, du libertaire, du permissif, du sensuel. L’éducation, elle, est le lieu du travail, de l’institué, du mérite mesurable, du rationnel. On comprend alors pourquoi la sacralisation de la « culture » au sens languien du terme à partir des années 1980 coïncide avec la défénestration de l’éducation.

 

 

L’instituteur est le professeur sont perçus comme des fonctionnaires tatillons et poussiéreux à qui on oppose la liberté et le plaisir que seules peuvent donner les « activités créatives ». La « culture » est devenue l’épitomé des valeurs « libérales-libertaires », une école sans mérite et sans examens – que l’école, la vraie, devrait imiter, n’est ce pas ? – un lieu de travail sans patrons et sans chefs, et le tout payé par des subventions. La « culture » est une profession, certes.

 

Mais une profession où l’on accède sans diplômes et tout se fait par entregent et copinage (6). Il n’y a qu’à voir le nombre de « fils de » et de « filles de » sans le moindre talent qui gagnent fort honorablement leur vie. Croyez-vous vraiment que si Nicolas Bedos ou David Hallyday n’était pas le fils de son père il aurait autant de contrats ?

 

 

Et la question qui se pose donc est : pourquoi devrions nous tous, citoyens et contribuables, payer tout cela ? Je pose ces questions volontairement de manière provocatrice, mais le fonds y est. Tout le monde voit l’intérêt à ce que la collectivité consacre des moyens aux écoles, aux routes ou aux hôpitaux. Dans chacune de ces dépenses, il est possible d’évaluer le résultat et le comparer à l’argent investi.

 

Mais pourquoi la collectivité devrait-elle donner de l’argent aux théâtres, aux cinémas, aux chaînes de télévision ?

 

Pourquoi ce qui n’est finalement qu’un loisir devrait être pris en charge par la collectivité, et non par ceux qui aiment cela ? Pourquoi devrais-je payer pour que des inepties genre « plus belle la vie » voient le jour ?

 

Et pourquoi mon voisin devrait payer pour que je puisse entendre du Mozart ?

 

 

La solution ne peut reposer que dans une hiérarchisation de ce qu’on appelle « la culture ». Il y a des expressions culturelles que la collectivité doit encourager, non pas au nom de grands principes abstraits mais pour la raison bien pragmatique qu’une République est plus efficiente lorsque ses citoyens ont accès à ce que l’humanité a fait de mieux au cours de son histoire. Permettre aux citoyens de toutes conditions d’accéder à ce patrimoine devrait être l’alpha et l’oméga de la politique culturelle.

 

 

Quant à soutenir la création… je suis nettement plus réservé. La création est par essence une question d’élites, quelque soient les discours qu’on s’applique à répéter pour le cacher. Tout simplement parce que la création implique une rupture, et pour comprendre cette rupture il faut connaître ce qu’il y avait avant (7).

 

 

Or, les élites ont de quoi financer leur « culture ». Si un artiste, si un spectacle sont si peu intéressants qu’on ne trouve pas suffisamment de monde pour payer le billet à son juste prix pour avoir le plaisir de les contempler, pourquoi faudrait-il que l’Etat le fasse ? En quoi le goût d’un fonctionnaire du ministère de la culture serait-il plus sûr que celui des gens qui payent leurs plaisirs avec leur propre argent ?

 

 

Les élites peuvent payer mais, assez naturellement, préfèrent que ce soit d’autres qui le fassent. D’où leur réaction quand on essaye de toucher aux subventions, cachées ou non, dont bénéficie non pas la culture en général – il n’y a qu’à voir ce qu’est devenue la politique de diffusion culturelle, dans l’indifférence générale – mais leur « culture ». Ces subventions qui financent les loisirs des classes moyennes tout en fournissant des emplois pour leurs enfants. C’est pourquoi les intermittents peuvent compter sur le soutien indéfectible des classes moyennes et des élites politico-médiatiques acquises à leurs intérêts.

 

La SNCF sera, vous pouvez compter là dessus, réorganisée sur la ligne fixée par Bruxelles. Mais « l’exception française » que constitue le régime des intermittents perdurera. Ce n’est pas écrit dans les étoiles, mais dans les rapports de forces.

 

Descartes

NOTES

 

 

(1) On remarquera que le mot « usager » est banni de la communication de nos anciens services publics convertis aujourd’hui à la logique d’entreprise pour être remplacé par le mot « client ». Il y a une seule exception à ce principe : lorsque les personnels se mettent en grève, le mot « usager » revient en force.


(2) Source : Pole Emploi 2013, publiées par « Le Monde » daté du 21 juin 2014.


(3) Pour ceux qui se réclament l’héritage de Marx, le fait que dans le conflit des intermittents le patronat soit corps et âme du côté des travailleurs devrait tout de même inviter à la prudence. Comment expliquer qu’une réforme qui réduit les droits sociaux et les rémunérations des travailleurs ne trouve pas grâce aux yeux des patrons exploiteurs ? Comment expliquer que ceux-ci se fendent – à l’exemple d’Oliver Py – d’articles et d’interviews demandant au gouvernement de donner satisfaction à leurs employés ? C’est à se demander si les intermittents du spectacle sont véritablement « exploités »… peut-être sont-ils plutôt capables de récupérer la totalité de la valeur qu’ils produisent ? Dans ce cas, on comprend mieux leur intérêt commun avec leurs employeurs.


(4) Le Monde, toujours lui, nous explique que « l’équipe de « Plus belle la vie » s’est mis en grève par solidarité avec les intermittents ». Le fait que le régime des intermittent permet de réduire les coûts de production audiovisuelle de l’émission en question n’est certainement qu’une coïncidence.


(5) Les manifestations qui ont ponctué l’année 2013 au prétexte de « Marseille, capitale européenne de la culture » suffiraient à donner des dizaines d’exemples. Je n’en prends qu’un : la « caravane de la transhumance », qui a fait défiler dans les rues de Marseille des moutons guidés par des bergers et suivis par des « gardians » a cheval, le tout précédé par « une déesse grecque en robe noir debout sur deux chevaux noirs ». Si quelqu’un est capable de justifier le rapport de cette chose avec la « culture »…


(6) En d'autres termes, le paradis des classes moyennes.


(7) Bien sûr, on peut trouver « jolie » une sculpture de Murakami sans connaître Michel-Ange. Mais faire croire aux gens qu’on leur donne accès à la culture parce qu’on leur montre des choses qu’ils trouvent jolies, c’est dévaluer la culture elle même. La culture implique un processus d’accumulation, qui commence avec les sculptures préhistoriques et aboutit à Murakami. Accéder à la culture, ce n’est pas regarder Murakami, mais comprendre comment on y est arrivés.

Tag(s) : #Lutte de Classe
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