Chers lecteurs, celui qui vous écrit est bien plus gros qu’il ne l’était il y a une semaine. En quelques jours, ma figure habituellement svelte a pris de la graisse, et il me faudra pas mal de soirées consacrées au sport – celui qu’on fait, pas celui qu’on regarde – pour revenir au statu quo ante. Et la faute à qui ? A une campagne de deuxième tour qui m’a obligé à consommer des quantités illimitées de chocolat pour ne pas sombrer dans la plus profonde des dépressions.
Prenons par exemple le « grand débat » de l’entre-deux tours, ce rituel absolument ridicule qui participe de la transformation du débat politique en « infotainement ». Car dans cet exercice les candidats montrent toutes les habilités… qui n’ont aucun rapport avec leur capacité à gouverner. Est-ce qu’on est un homme d’Etat parce qu’on sait sortir une formule percutante au bon moment ? Est-ce que savoir dire « vous n’avez pas le monopole du cœur » avec un air de sincérité vous qualifie particulièrement pour diriger l’Etat ? On se souvient le scandale qu’avait provoqué Paul Amar lorsqu’il avait proposé aux participants à un « débat » télévisé des gants de boxe. Si scandale il y a eu, ce n’est pas parce que ce geste « rabaissait le débat politique » comme on l’a dit à l’époque, mais parce qu’il révélait cruellement que le débat avait déjà été rabaissé. Quand aura-t-on enfin un candidat qui aura le courage d’imiter mongénéral et de se refuser à cette mascarade ?
Il y eut aussi les bêtises de l’après premier tour, avec les accusations des porte-fligue du Gourou de LFI – Mélenchon est trop intelligent pour cracher lui-même sur les gens avec qui il faudra négocier les candidatures législatives dans peu de temps – envers le reste de la gauche, et tout particulièrement le Parti communiste. Quel crime ont commis tous ces reprouvés ? Et bien, ils ont eu l’outrecuidance de présenter des candidats au suffrage des électeurs, au lieu d’appeler à voter – sans conditions, bien entendu – pour le Gourou, empêchant « la gauche » – cette entité floue qui peut autant désigner un social-libéral à la manière Valls que les « révolutionnaires citoyens » façon LFI – d’être présent au deuxième tour, et par là même à LFI de sauver la France…
Ce discours suppose que les électeurs de gauche sont bêtes et disciplinés, au point d’obéir aveuglement aux injonctions de Jadot, Roussel, Hidalgo et les autres sans se poser des questions, sans écouter les discours, sans regarder les propositions et les projets. Je ne peux parler pour les autres, mais si le projet de Mélenchon m’avait plu, si le discours du candidat m’avait séduit, j’aurais voté pour lui. Et parce que ni le projet, ni le discours ne m’ont agréé, je lui ai refusé ma voix. Et j’aurais agi exactement pareil quand même bien Roussel, Jadot ou Hidalgo auraient frappé à ma porte à genoux pour me demander de voter pour lui. Mélenchon agit comme s’il avait oublié que les électeurs n’ont aucun devoir envers lui, que c’est au candidat de les séduire et de les convaincre. Et qu’on n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Si le Gourou voulait ma voix, alors il fallait mettre dans son programme des propositions susceptibles de m’attirer, et enlever celles qui pouvaient m’irriter. Il fallait adopter un discours qui m’attire, et non participer à des provocations qui me repoussent. Il n’a pas souhaité le faire ? C’est son choix et son droit. Mais il ne faut pas alors pleurnicher ou rejeter la faute sur les autres lorsque l’électeur que je suis va voir ailleurs (1).
Mais bon, tout cela s’arrange avec une consommation modérée de chocolat – et un petit peu de confiture artisanale, merci maman. Mais ce qui est pire pour la ligne, c’est le chœur des appels inconditionnels de l’ensemble de la bienpensance et de toute la gauche radicale – avec l’honorable exception de LO – à mettre dans l’urne un bulletin Macron. Oui, je sais, cela se déguise sous des formules comme « faire barrage à l’extrême droite » ou, plus amusant « pas une voix pour Le Pen et pas d’abstention ». Mais le résultat est le même.
Le plus désespérant, c’est que la gauche radicale répète depuis quarante ans le même schéma. A chaque élection, c’est pareil : après une campagne « radicale » de premier tour où l’on promet à l’électeur de changer le monde, on appelle sagement à voter au deuxième tour pour le candidat « social-libéral », qui est se moins en moins social et de plus en plus libéral avec le passage des années. Quarante ans ! Vous vous rendez compte ? Depuis quarante ans les meilleurs esprits, les tacticiens et stratèges de la gauche radicale, ceux-là même qui prétendent pouvoir concevoir et construire un monde différent et en finir avec le capitalisme, le sexisme et le réchauffement climatique – dans l’ordre que vous voulez – ont devant eux un problème concret : comment faire pour ne pas apporter, au deuxième tour, leurs voix à ceux qui tirent du côté opposé. Quarante ans que la question est posée… et aucune solution n’est en vue. Quarante ans que le même schéma se reproduit avec la régularité d’un métronome : pour battre la droite, on vote néolibéral de gauche. Pour battre l’extrême droite, on vote à droite. Et à la fin, on finit par installer au pouvoir la politique qu’on fait mine de combattre.
Oui, « qu’on fait mine de combattre ». Parce que j’ai du mal à croire qu’au bout de quarante ans tous ces génies de la politique, ces tacticiens brillants, ces pensifs penseurs ne soient pas arrivés à trouver une solution. Alors, j’en conclus que si l’on répète régulièrement le même schéma, si l’on n’essaie jamais autre chose, c’est parce que ce schéma arrange finalement tout le monde. Parce que le vote de la gauche radicale depuis quarante ans repose sur un corps social qui y voit essentiellement un vote de témoignage : on vote écologiste, communiste ou gauchiste pour montrer – aux autres mais surtout à soi-même – sa compassion et sa fibre sociale, mais on est soulagé à la fin du processus de voir l’Etat géré par ceux qui savent le faire, et qui en plus le feront en fonction de ses intérêts. On professe haïr Macron et ce qu’il représente, mais on est bien soulagé qu’il reste en poste.
La preuve : lorsqu’une alternative apparaît, et qu’elle capte le vote des couches populaires, elle est diabolisée jusqu’à l’irrationnel. Ce fut le cas hier, lorsqu’on s’imaginait que « si les cocos passent » les chars soviétiques défileraient sur les Champs Elysées et qu’il faudrait prendre le maquis (2). C’est le cas aujourd’hui, lorsqu’on prétend que si Marine Le Pen était élue, les drapeaux à croix gammée fleuriraient à Paris, la Constitution et avec elle nos libertés seraient en danger et le « fascisme » s’imposerait en France. Soyons sérieux : de doctes universitaires, des politiques de droite, de gauche et du centre nous expliquent depuis des lustres combien ce pays il est difficile de gouverner, combien le dirigeant politique est bloqué par l’Etat profond, par les juges, par la Commission européenne, par les lobbies, par les Français eux-mêmes, ces gaulois qui refusent tout. Tous nous ont expliqué combien il est difficile de faire avancer quelque décision que ce soit, combien il faut des trésors de compétence, de connaissance fine de la machine administrative, de capacité à créer des consensus et calmer les oppositions pour y arriver, et encore, cinq ans sont trop courts pour cela. Et voilà qu’on nous explique qu’une femme sans expérience administrative et politique pourrait, par le simple fait de son élection, tout changer, tout chambouler, tout de suite ? Qu’elle pourrait se jouer de toutes les oppositions, contourner les juges et les institutions européennes, dompter l’Etat profond… Si ce n’est pas là de la pensée magique, je me demande ce que c’est.
Mais cette pensée magique a une fonction : en excluant à priori et sans examen l’un des possibles, elle exclut tout examen rationnel des alternatives. On n’a plus le droit de rappeler que les fascismes ne s’installent jamais contre les classes dominantes, que ce n’est pas le suffrage qui a installé Hitler et Mussolini, mais le soutien total du capital et des classes intermédiaires effrayées par le fantôme du communisme. On n’a plus le droit de dire que Marine Le Pen, à supposer même qu’elle le veuille, n’installera pas le fascisme en France tout simplement parce qu’elle ne le PEUT pas, que le rapport de forces ne lui permettra pas. MLP, si elle avait été élue, aurait probablement peiné à trouver une majorité et in fine aurait dû se résigner à une cohabitation avec un gouvernement de centre-droit, un peu moins libéral et plus souverainiste que Macron certes, mais rien de véritablement « révolutionnaire ». Bien loin du croquemitaine que la gauche radicale s’est elle-même fabriquée.
Mais tant que ce croquemitaine est là, on est coincés. Comme dans le beau film « un jour sans fin », on aura à chaque élection le même résultat. Un premier tour où l’on débat de toutes les belles choses qu’on aimerait faire, et un deuxième où l’on vote tous sagement pour le candidat de l’oligarchie. Et parce qu’on a exclu à l’avance toute alternative, toute négociation est impossible. Pourquoi le candidat de l’oligarchie ferait-il la moindre concession pour attirer des voix alors que le croquemitaine le lui apporte gratuitement ? Comment pourrait-on créer un rapport de forces avec lui alors qu’on est « moralement » obligés de mettre son bulletin dans l’urne sous peine de passer pour un affreux fasciste ?
Mais grâce à la magie de l’élection, le danger fasciste a été conjuré. On peut plier les panneaux électoraux et dormir sous nos deux oreilles, les drapeaux à croix gammée ne seront sortis que dans cinq ans. Et en attendant, nous aurons cinq ans de Macron. Qui, malgré toutes ses déclarations, n’a rien oublié, rien appris, et ne changera pas. Son premier discours en tant que président réélu était de ce point de vue tout à fait significatif : après être entré en scène sous les accents de l’hymne européen, il aura expliqué à la tribune qu’il entendait être « le président de tous les français », y compris de ceux qui n’avaient pas voté pour lui. A-t-il seulement réfléchi à la contradiction entre le symbole et le discours ? A-t-il conscience qu’après avoir fait jouer l’hymne européen il peut difficilement prétende écouter ceux pour qui ce symbole est odieux ? A-t-il compris qu’on ne peut être à la fois supporteur et arbitre ?
Non, il ne l’a pas compris et il ne peut pas le comprendre, tout simplement parce que dans son univers mental il n’y a pas de désaccords de fond, il n’y a que des incompréhensions. Si des gens ne partagent pas sa vision de la construction européenne, de la réforme des retraites, de l’encadrement supérieur de l’Etat ou de la « start-up nation », c’est parce qu’ils n’ont pas compris. Il n’est donc pas nécessaire de les écouter ou de les comprendre, et encore moins de les prendre en compte. Il faut leur expliquer. Et si on explique assez longtemps, on finira par arriver à un consensus.
Macron, c’est la logique du « cercle de la raison » poussée à son extrême. De la même manière qu’un théorème mathématique ou une loi physique ne peuvent qu’apporter une réponse unique à la question posée, il n’existe qu’une solution rationnelle à chaque problème politique, économique, social. Que des intérêts différents puissent conduire à des visions différentes ayant toutes la même légitimité intellectuelle est une idée incompréhensible pour notre président. Et c’est pourquoi il ne changera pas. Instruit par l’expérience, il fera peut-être semblant d’écouter, avec une multiplication des « grands débats » et autres « comités citoyens ». Il fera aussi semblant d’adopter les formules de ses adversaires, comme la « planification écologique ». Mais tous ces attrape-gogos ne serviront qu’à légitimer des décisions « rationnelles » prises à l’avance par le président et son cercle intime.
Et puis, l’expérience des deuxièmes mandats n’est pas vraiment encourageante. Ils ont généralement accentué les défauts du premier. La gauche avait commencé à flirter avec le néolibéralisme pendant le premier mandat de Mitterrand, elle s’y est vautrée toute honte bue pendant le second. Pour Chirac, le second mandat poussa jusqu’au ridicule sa tendance à vouloir faire plaisir à tout le monde qui aboutit à un long immobilisme. Celui de Macron, je suis prêt à parier, sera une longue suite de destructions. Car Macron est d’abord un destructeur : chez lui, on casse d’abord et on réfléchit ensuite. Toutes ses « réformes » en témoignent : on supprime quelque chose – l’ENA et les grands corps, les régimes spéciaux de retraite, le statut du cheminot, l’impôt sur la fortune ou la taxe professionnelle – mais ces suppressions ne sont pas la conséquence d’une réflexion sur un nouveau mécanisme qu’on voudrait mettre en place, mais un préalable. On fait voter la loi sur le système de retraite « à points » sans avoir la moindre idée de comment les « points » en question seront calculés. On supprime l’ENA sans avoir la moindre idée de comment les hauts fonctionnaires seront recrutés, formés, nommés. C’est pourquoi on pouvait prédire hier que le « commissaire au plan » institué à grande pompe par Macron allait être une sinécure, tout comme on peut prédire que la « planification écologique » qu’on nous promet aujourd’hui restera un coup de communication. Parce que rien n’est aussi étranger à Macron que l’idée même de planification, qui suppose un engagement de long terme et donc une pensée d’anticipation qui vous oblige à sortir de l’ambiguïté. Macron, c’est tout le contraire : une capacité illimitée à naviguer a vue, à cultiver les ambiguïtés, a ne jamais s’engager.
Macron est un « révolutionnaire » en ce sens qu’il détruit tout ce qui était l’ordre ancien. Mais les révolutions, après avoir tout cassé, cèdent la place en général à un Cromwell, un Napoléon, un De Gaulle ou un Staline qui installent les « blocs de granit » à la place de ceux qu’on a détruit. Qui voit-on dans ce rôle ? Personne, probablement. Parce que les véritables révolutions traduisent la prise de pouvoir par une classe nouvelle qui, après avoir cassé l’existant, construit un ordre nouveau conforme à ses intérêts. Macron, ce n’est pas le grand saut en avant, mais le grand saut en arrière. Sous l’apparence de modernité, il nous propose un retour à l’ordre social des années 1920. Déjà à l’époque on parlait de l’Europe comme solution à tous les problèmes…
Bon, chers lecteurs, je vous quitte pour aller à la salle de sport. Il faut que je perde ces petits kilos, ne serait-ce que pour faire de la place aux tonnes de chocolat que je vais avaler pour me consoler de la campagne législative. Parce que, là encore, c’est un éternel recommencement. En 2017, LFI avait voulu jouer de son hégémonie, en exigeant de ses vassaux – on ne peut pas parler de « partenaires » – la signature d’une « charte » qui mettait les futurs élus sous la coupe du Gourou. Les autres ont bien entendu refusé, et la gauche s’est ratatinée avec l’un des plus mauvais résultats de son histoire. Là, ça va être pareil. Plus de « charte », certes, mais LFI conditionne déjà les candidatures communes à l’adoption par chaque candidat d’un programme construit sur la base de celui de LFI, de son adoption de la bannière « union populaire » qui est celle de LFI, et bien entendu de son appartenance plus tard au groupe LFI dirigé par le gourou de LFI. Après tout, le Premier ministre n’est-il pas traditionnellement le chef de la majorité ?
Descartes
(1) Au demeurant, je n’imagine pas un instant que le Gourou soit, dans son for intérieur, sur cette logique. C’est juste une question tactique : accuser les communistes du crime de lèse-gauche, c’est une façon d’aborder les négociations des législatives en position de force. De ce point de vue, Mélenchon ne fait que s’inspirer de son maître Mitterrand : souvenez-vous de 1978 et de la rupture du programme commun, voulue par les socialistes mais dont le PCF dut porter le chapeau, grâce à une presse complaisante…
(2) Selon la formule d’Edgar Pisani en 1974.