Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

L’Église de France
et la reconstitution de la droite
après la Libération
1944-1946
(3/3)
Annie Lacroix-Riz
Les choix politiques de l’Église de France :
de la droite « minimale » à la droite pure et simple

 

Tout œuvra donc pour que l’Église jouât un rôle décisif dans la reconstitution de la droite, avec des décalages chronologiques entre le très précoce sauvetage clandestine de ses fractions extrêmes et l’action d’apparence plus hésitante sur et via les partis, modérés (MRP) ou « énergiques » (PRL et divers).

Pratiques non électorales

On mentionnera pour mémoire le sauvetage-recyclage des criminels de guerre organisé depuis 1943-1944 par le Vatican en France comme ailleurs et dont les aspects « extérieurs » ne sauraient faire négliger les conséquences intérieures : la préservation d’un vivier de droite et d’extrême droite que l’après-Libération semblait avoir liquidé ou affaibli.

Les sources policières sont plus précises que les fonds classés du Quai d'Orsay [1] sur les filières d’Espagne, de Belgique, d’Amérique, etc. : une note des RG de novembre 1945 sur « l’activité de certains ecclésiastiques bordelais protégeant la fuite de délinquants politiques » décrit la tâche confiée aux ordres (ici les Salésiens de l’école de Saint François Xavier de Gradignan) [2], sous tutelle vaticane directe et moins sujets à publicité. En septembre 1946, Pie XII, en remplaçant le collaborationniste maître général dominicain Martin Gillet par le franquiste intégriste espagnol Emmanuel Suarez (au grand dam du « P. Carrière, animateur du journal “Témoignage chrétien” ») promouvait un homme aussi sûr : « fort bien en cour auprès de Franco, il a été utilisé par le P. Gillet pour faire passer en Espagne un certain nombre de pères qui s’étaient compromis durant l’occupation. » [3]

 

Le Comité international de l’aumônerie catholique (CIAC) des pères Rhodain et Stourm protégeait les fuyards à travers le monde, ainsi, en juin 1946, lors de leur mission au Canada pour y préparer l’accueil « des réfugiés “politiques” français » [4].

On s’occupait aussi sans trêve des Allemands dans ce cadre et dans d’autres, avec l’aide du pétainiste notoire Picard de la Vacquerie, nommé par Roncalli et de Suhard aumônier général en zone d'occupation française dès mai 1945, imposé dans les mois suivants par leur pression, et loué par Pie XII en novembre 1948 pour « un modèle exemplaire » de « collaboration (...) avec ses confrères de l'épiscopat allemand » [5].

 

Toute la correspondance contredit la conclusion des auteurs du « rapport Touvier » sur l’évangélisme des clercs français et l’absence de consignes de l’Église romaine [6].

Le Quai d'Orsay n’était pas le seul fief MRP de la liquidation de l’épuration et de la protection des coupables cléricaux. La tendance provenait des impératifs de regroupement de la droite, bien avancés à l’été 1946 : pour parer aux « attaques dirigées contre son action au Ministère de la Justice » Teitgen recourut entre deux campagnes électorales le 1er septembre à Marseille à la même attaque anticommuniste de « gauche » que celle utilisée sur « l’école libre » :

« “Nous n’appartenons pas à la Gestapo, nous n’aimons pas les camps de concentration, le coup de revolver dans la nuque; aussi, me suis-je attaché à éviter que l’on fasse, de l’épuration, une arme au service de la révolution”. » [7]

Les choix électoraux : le MRP et les autres

Armature du MRP, l’Église s’y engagea différemment suivant ses strates sociologiques. Le parti, confondu à sa naissance avec de Gaulle lui-même, reçut le soutien des clercs les plus « patriotes », tel le petit clergé lorrain [8].

Par opposition au haut clergé, qui y voyait, comme les chefs de la droite réunie un an après au PRL, un « moindre mal » nécessaire tant que celle-ci ne ferait pas recette électorale [9]. Les plus pétainistes, tels Suhard, Feltin et Roland-Gosselin, oscillaient entre antipathie et haine envers des personnalités cumulant les handicaps d’une résistance avérée et d’un classement à « gauche » pour anticommunisme déficient. Ils s’alignaient ainsi comme avant guerre sur le Vatican qui avait châtié les démocrates chrétiens de l’Aube peu enclins à la croisade franquiste et avait trouvé depuis maints motifs à détester les Bidault ou Maritain. La menace d’épuration ou le refus de promotion cardinalice, assumé(e), fût-ce brièvement, par des ministres MRP (Justice et Affaires étrangères) entretint les braises [10].

 

Cette haine déstabilisa parfois le MRP, ainsi en avril 1945 à Paris où, jugé par l’archevêché trop mou dans le soutien à « l’école libre » et l’opposition « sans équivoque à l’expansion communiste », il perdit des voix catholiques : « les militants des Comités d’action civique et sociale » avaient, « notamment dans le 2e secteur », prescrit son lâchage au profit « de listes présentées par des mouvements modérés, dont le programme offrait plus de garanties. » [11]

Il en alla de même en octobre 1946, où « le mot d'ordre de l’Église » contre le référendum constitutionnel « empêch[a] le plein succès du MRP » qui lui avait préféré un oui tactique. A l’ardeur politique des « évêques […] “nonistesconvaincus » se mêlaient les représailles d’une rancœur intacte : Feltin, avait, contre Bidault et Teitgen qui s’étaient « opposés à [son] élévation […] au Cardinalat », « donné des instructions précises pour faire voter non. Résultat : majorité de non et 70 000 abstentions » à Bordeaux [12].

 

La radicalisation des masses françaises, redoutée et perçue jusque dans les fiefs ruraux de la droite, et la poussée communiste qui en résulta entre le début de 1945 et la fin de 1946, d'une part, et l’échec du PRL malgré son lancement à grands frais et la séduction qu’il exerça d'emblée sur le haut clergé, d'autre part, firent cependant de celui-ci et de la Curie, d'une part, du MRP et (ou) de Gaulle d'autre part, des alliés obligés.

Les consignes électorales furent depuis les municipales de 1945 aussi impératives que l’interdiction de participation ouverte du clergé à la vie politique et électorale [13]. L’attestent les consignes de vote distribuées « discrètement au cours des offices auprès de certains fidèles » en octobre 1945, à Vichy comme ailleurs :

« Ordre des autorités pontificales. Il faut voter MRP. La réponse au referendum doit être Oui – Oui.  » [14]; ou les strictes « consignes électorales […d]es Cardinaux et Archevêques de France » » communiquées le 30 octobre 1946 par l’inamovible Merklen aux « journalistes de la presse catholique […] dont la plus importante est de soutenir le MRP contre les autres partis modérés. Toutes les initiatives de M. Bidault doivent notamment être mises en valeur, a-t-il ajouté, et la presse catholique insistera sur la parfaite cohésion et l’entente qui règnent au sein du MRP. » [15]

L’impuissance persistante de la droite vichyste déclarée demeurait décourageante : en novembre 1946, « l’Église sembl[ait] se désintéresser provisoirement du PRL qui a[vait] déçu » [16] Elle n’avait au surplus qu’à se louer de l’évolution estivale du MRP, chefs résistants inclus, vers la droite virulente : stigmatisant les nationalisations et l’épuration « totalitaires », participant aux « manifestations spectaculaires » multipliées depuis les élections de juin, faisant « des promesses formelles en faveur de la défense de l’école libre » [17], le MRP inspirait une confiance accrue. Il la partageait avec de Gaulle, dont « la publicité faite autour du discours de Bayeux » de juin 1946 fut « particulièrement bien organisée » par les dominicains, les jésuites et les assomptionnistes [18].

L’Église bâtit donc le « gouvernement Bidault » en compagnie de la haute banque française et suisse (Société générale, Crédit lyonnais – qui firent « pression sur des éléments du parti socialiste pour les amener à concevoir le soutien d’un gouvernement à direction MRP » ‑, Transmarine et Crédit commercial de France) [19].

Elle fut comblée par une nouvelle tête du MRP dépourvue de la tare d’un passé résistant, Robert Schuman, droitier notoire d’avant guerre : ce ministre des Finances de 1946, encore inéligible en septembre 1945 pour avoir voté les pleins pouvoirs à Pétain et conservé au début du règne son poste de sous-secrétaire d’État aux Réfugiés, futur chef du gouvernement en décembre 1947 puis aux Affaires étrangères de juin 1948 à décembre 1952, avait, selon les RG, fermé les yeux sur la spéculation et la fraude fiscale des congrégations : « des mouvements de fonds importants ont eu lieu, en direction de la Banque Vaticane dirigée par Mgr Carletta, par le canal de banques américaines », sur « ordres […] du Vatican […] de transformer, avec le maximum de “discrétion”, les valeurs françaises en valeurs étrangères, principalement américaines, de façon à ce que l’actif des Congrégations ne soit pas touché. […] Il semble que les Congrégations soient assurées de certaines complicités au Ministère des Finances, et l’on parle avec beaucoup de considération de R. Schuman ».

Un an avant que les grèves de 1947 n’en fournissent l’occasion, l’Église décida donc avec la haute banque de « mettre en avant [cette] personnalité de second plan du MRP […] pour présider un Ministère d’union de défense du franc. » [20]

 

Après 1946, se poursuivit, entre MRP et partis de droite en réorganisation, tel le RPF, la valse-hésitation dont témoigne la versatilité envers de Gaulle, séduisant par son discours intérieur mais moins sûr que le MRP pour maintenir une alliance américaine sans nuages. On passait rapidement de l’allégresse d’avril 1947 envers le jeune RPF (« les gens d’église et les hauts gradés de l’armée et de la gendarmerie ont accueilli avec enthousiasme la rentrée politique du Général de Gaulle ») à la déception du tournant de 1947 (« Dans les milieux français du Vatican, où l’on constatait il y a encore quelques semaines des divergences d’opinions très marquées au sujet du Général de Gaulle et du RPF l’unanimité se fait maintenant contre l’ancien chef de la France libre ») et au soutien renforcé du MRP [21].

 

Sans préjudice des contacts tactiques avec une gauche non-communiste à l’anticommunisme rassurant [22]. Au retour en gloire du haut clergé, tuteur de la droite laïque blanchi plus tôt qu’elle, avait œuvré la priorité absolue : préserver le statu quo socio-économique, donc affaiblir le PCF. L’Église, par une action rappelant l’avant-guerre malgré des accents de « gauche » fugaces, y contribua avec une efficacité dont témoigne le soulagement électoral, en octobre 1945, du vieux délégué politique du Comité des Forges, leader de la vieille droite, Louis Marin : « “Nous sommes socialistes, nous sommes MRP, nous sommes tout ce que vous voudrez, mais nous ne sommes pas communistes, et c’est bien le principal” » [23]

 

NOTES :

 

[1]. Depuis 1943-1944, Le Vatican, chapitres 10-11.

[2] Note des RG, 8 novembre 1945, dossier 142, F7, vol. 15291.

[3]. Note des RG, Paris, 27 septembre 1946, F7 15292.

[4] Note des RG, Paris, 2ème section, Paris, 17 juin 1946, F7 15292.

[5] Notes pour Chauvel, 4 mai 1945 ; sur la visite à la Nonciature 16 novembre 1945, Europe Saint-Siège 1944-1960, vol. 7 et 11, MAE ; des RG X.P. 23, Paris, 2 juillet 1946, F1 a, vol. 3354, et Le Vatican, p. 461, 463, 500 et 503.

[6] René Rémond et al., Paul Touvier et l’Église, Fayard, 199, Annie Lacroix-Riz, « L’histoire commissionnée – un nouveau paradigme? », Mouvements, n° 21-22, mai-août 2002, p. 137-138 (135-142).

[7] Note des RG de Marseille, Paris, 2 septembre 1946, F1 a, vol. 3354 (la comparaison est de mon fait).

[8] Lettre 5228 du chef du service de Nancy au chef du service régional des RG, 9 janvier 1945, F7, vol. 15292. Sur les rapports avec le MRP, tous les fonds cités ici.

[9] Consignes « de Mutter, Dupont et Romarony du PRL » et « confidences [de…] Lecour-Grandmaison » au « congrès de l’Action catholique » sur cette alliance tacite, fiche de travail des RG, 26 juin 1946, F7, vol. 15292.

[10]. F7, vol. 15291 à 15292, et Le Vatican, chapitres 5, et 9-11.

[11] Note des RG X.P/45, Paris, 1er mai 1945, F7, vol. 15292.

[12] Note des RG, Paris, 25 octobre 1946, F7, vol. 15292; sur 1945, Le Vatican, p. 501-502.

[13]. Circulaire d’une « supérieure générale […] aux membres de [s]a communauté » pour les élections du 29 avril, note des RG X.P/32, Paris, 24 avril 1945, F7, vol. 15292.

[14]. Note des RG, Vichy 15 octobre 1945, F7, vol. 15291.

[15]. Note des RG, M.C. X.P. 23, 31 octobre 1946, F7, vol. 15291. Merklen, Le Vatican, index.

[16] Note des RG, Paris, 28 novembre 1946, F7, vol. 15292.

[17]. Voir supra, citation, référence de la n. précédente.

[18] Luxe de détails (on usa notamment pour « la publicité nécessaire » du « père de Boissieu, jésuite, oncle du gendre du Général de Gaulle »), note des RG, 2ème section, Paris, 21 juin 1946, F7, vol. 15292.

[19]. Sur ces « manœuvres sournoises », fiche de travail des RG, très précise, 26 juin 1946, F7, vol. 15292.

[20] « La reconnaissance de l’Église vis à vis du Ministre des Finances Robert Schuman », note des RG Paris, 6 décembre 1946, F7, vol. 15292. Biographie, Annie Lacroix-Riz, « Frankreich und die europäische Integration. Das Gewicht der Beziehungen mit den Vereinigten Staaten und Deutschland, 1920-1955 » Thomas Sandkuehler et al., éd., Beiträge zur Geschichte des Nationalsozialismus, vol. 18, Göttingen, Wallstein-Verlagen, 2002, p. 169-170 (145-194). Raymond Poidevin, Robert Schuman, homme d'État 1886-1963, Paris 1986, atténue l’extrémisme de Schuman et ses activités de 1940, passim, dont p. 134.

[21] Notes des RG, 18 avril 1947, et X.P.2, Paris, 21 janvier 1948, AN, F7, vol. 15285 et 15284.

[22]. Contacts avec l’UDSR, la SFIO, flagornée à l'époque du gouvernement Blum (décembre 1946-janvier 1947), et le parti radical, tous les fonds cités ci-dessus.

[23]. Note des RG, 23 octobre 1945, GA, R 7, Paul Reynaud, PP.

Tag(s) : #Histoire
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :