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Le Blog d'Olivier Berruyer

Au XIXème siècle, l’Angleterre est devenue à la fin des guerres napoléoniennes la puissance montante. Elle se consacre pleinement à la mise en application à grande échelle du « free trade ». En Chine par contre, le déclin, les révoltes, une Cour impériale désunie font de l’Empire un pays en voie de décomposition.

Au-delà des escarmouches militaires de 1840-1842 et de 1858-1860 se cache en réalité une invasion rampante, sournoise et redoutable, contre laquelle la Chine va se mobiliser durant près d’un siècle afin de maîtriser une substance illégale et imposée par ses ennemis. En effet, afin de consolider leur hégémonie commerciale en Asie, les Anglais vont élaborer des réseaux de trafiquants pour inonder le marché chinois avec une drogue redoutable : l’opium.

Substance connue de longue date, elle est utilisée massivement par l’Empire Britannique comme une arme de destruction économique, politique et sociale. Cette politique machiavélique ne sera pas menée sans résistance ni réaction chinoises. Cependant, prétexte parfait pour mener deux opérations militaires victorieuses, l’opium est avant tout pour l’Occident le moyen imparable d’imposer à un Empire chinois inaccessible une série de traités que les Chinois continuent de considérer à ce jour comme honteux et scandaleux.

Les origines de l’opium

Depuis les Sumériens et la Grèce antique, l’opium est utilisé pour ses vertus curatives. Turcs et Arabes ayant importé le pavot par la route de la soie, l’opium, fabriqué à partir du pavot, est connu en Chine depuis l’époque des empereurs Tang (VIIe-Xe siècle). Mais, bien que ses propriétés narcotiques soient connues, l’opium est avant tout utilisé à des fins médicinales.

À partir du XIIIe siècle, l’opium est consommé comme drogue et sa consommation se propage rapidement. Par crainte de soulèvements, la Cour impériale chinoise n’ose l’interdire.

Dès le XVIIe siècle les Portugais en font le commerce grâce à leurs possessions en Inde. A Formose, aujourd’hui Taiwan, certains de ses habitants se mettent à mélanger l’opium au tabac et le fument ensemble. Cette pratique se propage au Fujian et au Guangdong où se développe la transformation de l’opium brut en chandoo, substance sirupeuse, débarrassée des produits indésirables et dont l’arôme est ainsi rehaussé, fumée au moyen de la pipe reprise des Hollandais. L’opium s’introduit également depuis l’Assam, Nord-Est indien, où il était fumé de longue date, ou encore par les Chinois établis dans l’actuelle Indonésie. Puisque l’usage du tabac qui allait à l’encontre des convenances et ébranlait les principes confucianistes était interdit depuis1644 en Chine, les Chinois sont enclins à trouver d’autres produits à fumer, dont l’opium. En 1729, la Cour impériale prononce son premier édit prohibant le trafic, bien que l’opium soit déjà très répandu à la Cour.

Cette drogue tirée des capsules du pavot, où réside le suc de la plante, contient de nombreux alcaloïdes : morphine, narcotine, codéine entres autres. L’opium provoque rapidement de véritables ravages dans l’élite chinoise. Les consommateurs sont des lettrés, des fonctionnaires et des intellectuels. Ils deviennent totalement dépendants et se ruinent pour se la procurer.

Pour l’empereur Jiaqing, ses gens « gaspillent leur temps et leur argent, ils échangent leur monnaie d’argent et leurs marchandises contre cette vulgaire saleté venue de l’étranger ».

Une atteinte sanitaire grave réduisait ainsi l’espérance de vie des Chinois adeptes du produit. Les fumeurs d’habitude (8 pipes par jour) mourraient dans les 5 à 6 ans, les fumeurs modestes (1 pipe par jour) après 20 ans. La plupart des opiomanes succombaient avant 50 ans.

Cette substance n’avait cependant pas encore rencontré pleinement son marché. La Compagnie des Indes de l’Empire Britannique aussi efficace que cupide va se charger de sa large diffusion.

La politique de l’Empire Britannique

Vers 1815, on assiste en Extrême-Orient à un renouveau considérable des activités commerciales européennes dominées par l’Angleterre. Singapour est fondée en 1819. Les Anglais souhaitent réaliser en Chine des bénéfices identiques à ceux qu’ils font en Inde. En pleine révolution industrielle, l’Angleterre frappe en vain depuis des années à la porte de l’Empire. Elle achète d’importantes quantités de thé (12 700 tonnes en 1720, 360 000 tonnes en 1830), que seule la Chine produisait alors. Si bien que le déficit de sa balance commerciale ne cesse de se creuser. Leur business model est pourtant innovant. Ils achètent des matières premières à bas prix et revendent au prix fort les produits de leur industrie textile ultra compétitive. Mais depuis le règne de Shunzhi au XVIIe siècle, la Chine est un marché très difficile à pénétrer. Elle exporte du thé et des soieries mais se refuse à acheter des produits occidentaux, à part quelques modestes acquisitions de laine ou de cotonnade.

Dès 1773, les Anglais avaient cependant obtenu le monopole de la vente de l’opium en Chine, activité encore très confidentielle. Pragmatiques et inventifs, ils décident alors de se lancer dans le trafic de stupéfiants à grande échelle. Ils maitrisent le produit puisque le pavot est cultivé au Bengale, au Bihâr et au Malwa, régions indiennes sous contrôle britannique. Vers 1750, les autorités coloniales de la Compagnie des Indes orientales (East India Company) en avaient introduit de force la monoculture provoquant ainsi la ruine de millions d’agriculteurs bengalis. Le gouverneur du Bengale, Warren Hasting, a bien noté la dangerosité du produit pour la société britannique et considère l’opium comme «un produit de luxe et de corruption qui ne devait être autorisé qu’à l’exportation hors des frontières anglaises ».

Pour les narco-investisseurs anglo-saxons, il ne reste donc qu’à briser ou contourner les régulations mises en place par l’administration chinoise impériale.

En 1780, la Compagnie des Indes, à laquelle l’Angleterre avait confié le monopole des transactions, ouvre un dépôt à Lark’s Bay près de Macao.

Au début du 19e siècle, le commerce illicite de l’opium devient sans surprise la principale activité entre l’Inde britannique et la Chine. De vastes réseaux se mettent alors en place dans lesquels la corruption tient une place majeure. Ces réseaux de trafiquants interviennent dans la vie économique et politique du pays puisque la distribution de la drogue est effectuée par des commerçants chinois mais également par des représentants corrompus de l’autorité impériale. L’opium en Chine permet aussi de trouver une valeur d’échange autre que le métal-argent, seul paiement agréé par les Chinois. En 1813, une caisse d’opium indien dont le prix de revient est de 240 roupies se vend 2 400 roupies en Chine. Les bénéfices sont donc considérables.

Au début des années 1820, l’objectif est atteint, la balance commerciale avec l’Occident s’est inversée au détriment de la Chine, en raison de l’importation massive d’opium. L’Angleterre libérale de Lord Henry Palmerston, Premier Ministre, est bien décidée à ouvrir sans restriction le pays non seulement à la drogue, mais aussi aux cotonnades du Lancashire et à la quincaillerie de Birmingham.

Des incidents qui se produisent pendant l’année 1821 incitent les Anglais à adopter une nouvelle tactique. Dorénavant, les bateaux convoyant l’opium stationneront à Lintin, dans la baie de Canton, les transactions se feront à Canton et les partenaires chinois du trafic, les Yaokou, viendront prendre livraison de la marchandise à bord de petites embarcations rapides appelées fast crabs.

Dans les années 1830, le pays est toujours fermé aux étrangers à l’exception d’un quartier du port de Canton. Obligation est faite aux étrangers de passer par l’intermédiaire d’une guilde des marchands, dénommée Co-hong, laquelle a la haute main sur les lieux de transaction qu’elle loue aux étrangers. Elle fournit aussi les pilotes et les interprètes. Le troc cotonnades et opium de l’Inde contre thé et soie de Chine continue son essor.

Alors que le trafic de drogue est à son apogée, les Anglais veulent se passer de ces intermédiaires et vendre directement la drogue, en contrebande, dans les ports du Nord de la Chine. Les comptoirs étrangers installés dans les ports chinois deviennent de véritables Etats dans l’Etat. Le port de Macao reste par ailleurs colonie portugaise.

Les libéraux anglais, partisans du libre-échange, y trouvent leur compte en pouvant lutter contre l’isolationnisme et forcer peu à peu l’Empire chinois à faire partie des circuits marchands mondiaux. Toutefois, la liberté de vendre et d’acheter l’opium, soulève de difficiles questions morales pour l’Angleterre puritaine qui ne sont cependant pas insurmontables vu les enjeux économiques. Grâce à l’interdit et au marché noir, les prix de l’opium et bénéfices retirés des ventes ne cessent de grimper. De plus, l’argent n’est plus déboursé par les marchands anglais, mais il leur revient abondamment car les Britanniques exigent de plus en plus de se faire payer en lingots d’argent, récupérant ainsi le précieux métal qu’ils ont cédé dans le commerce du thé. Alors qu’entre 1800 et 1820, 10 millions de liang d’argent entrent en Chine, en 1831 et 1833, 10 millions en sortent puis 30 millions entre 1851 et 1864. Le thé importé dans le Royaume de Sa gracieuse majesté Victoria permet au gouvernement d’engranger des taxes considérables, dont dépend le budget de l’État anglais et les investissements dans les colonies des Indes. La dilution des responsabilités permet de sauver la face devant l’opinion publique en occultant la nature réelle du commerce de l’opium, légal à Bombay, illégal à Canton.

Finalement, fabriqué à bas prix, l’opium se révèle un commerce bien plus juteux que le textile. En 1839, les revenus commerciaux de l’opium représentent 34% de ceux que la Couronne tire des Indes britanniques. Dès 1830, on évalue le nombre de drogués à 12,5 millions sur environ 400 millions de Chinois. Touchant d’abord les jeunes des familles riches cette consommation se propage surtout parmi la population masculine : 10-20 % des officiels du gouvernement central, 20-30 % des gouvernements locaux, 50-60 % des secrétaires privés et davantage encore au sein du personnel de service.

La progression des importations de caisses de 65 kilos donne une idée du trafic :

1762 :       200
1767 :   1 000
1817 :   4 228
1821  :   5 000
1828 : 18 000
1830 : 18 760
1832 : 20 000
1836 : 30 000
1839 : 40 000

Et très rapidement, l’abus d’opium ne détruit pas uniquement les institutions traditionnelles chinoises. Il est aussi un risque majeur pour la souveraineté de l’Empire, risque qui a cependant de longue date été identifié par les Chinois.

La réaction de l’Empire de Chine

Au début du 19ème siècle, l’empire chinois dirigé par la dynastie Mandchoue des Qing (d’origine Turco-Mongol-Toungouse) connaît un essor économique et démographique sans précédent (213 millions d’habitants en 1770, 332 en 1820, 410 en 1839), suivi cependant des premiers symptômes d’une crise économique et sociale importante. Les historiens évoquent la montée en puissance de la corruption, les excès de la centralisation et surtout les déséquilibres économiques engendrés par la concurrence défavorable entre l’économie chinoise fondée sur la monnaie argent et l’économie mondiale fondée sur la monnaie or contrôlée par les Occidentaux. La dépréciation constante de l’argent par rapport à l’or est en effet l’un des grands phénomènes dominant l’histoire de l’économie de l’Asie orientale aux XVIIIe et XIXe siècles. Cet empire à majorité Han gouverné par une minorité Mandchoue est de plus en plus difficile à contrôler. Les révoltes paysannes sont quasi-permanentes à cause de la famine, de la pression fiscale et des inégalités. Les mafias locales font régner la terreur et concentrent le pouvoir en l’absence d’un gouvernement incapable d’assumer ses responsabilités.

L’opium est donc une fragilité de plus, parfaitement identifiée par le pouvoir central. Pourtant, le pays entier est interdit aux étrangers et les importations strictement encadrées. Seul Canton reste ouvert aux commerçants étrangers, à condition qu’ils se soumettent au Co-hong, cette guilde des marchands qui fixe à son gré les prix et les volumes. Dès 1729, l’empereur Yong-Zheng a en effet promulgué un édit interdisant l’importation de la drogue. Et de 1729 à 1836, l’administration impériale a émis près de quarante décrets contre l’opium.

En 1813, l’empereur Jiaqing découvre que nombre d’eunuques et d’officiers de sa Garde se livrent à l’opiomanie. La répression s’abat sans faiblesse sur leur tête.

Mais le pouvoir impérial, déjà très faible, se révèle en fin de compte incapable de lutter contre les narcotrafiquants britanniques. Les paysans tentent de lutter contre l’invasion étrangère. Malheureusement, le pouvoir impérial ne soutient pas leur effort, s’en remettre à de simples paysans pour rétablir l’ordre eût été un aveu de son impuissance.

Trois lignes s’affrontent donc parmi les conseillers de l’empereur : mesures radicales d’interdiction, légalisation des importations ou absence de réglementation. Les partisans de la ligne dure sont minoritaires. L’empereur opte toutefois pour l’un de ses rédacteurs dont il a particulièrement apprécié le texte. Lin Tse-Hou est nommé haut-commissaire à Canton, avec mission de supprimer les sources du trafic.

Suite dans le prochain billet

 

 

 

Tag(s) : #Histoire
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