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Les Lumières face au retour de l'obscurantisme | Philosophie Magazine

TRIBUNE  – Augustin Belloc, étudiant et responsable du pôle jeunesse de la Gauche Républicaine et Socialiste, constate avec regret l’effacement de la raison et de la science comme valeurs cardinales pour la gauche et pour la France. Il rappelle leur rôle fondamental pour l’émancipation individuelle et collective, et critique le procès qui leur est fait en lieu et place de celui de l’ordre économique.

« L’insurgé, son vrai nom c’est l’Homme
Qui n’est plus la bête de somme
Qui n’obéit qu’à la raison
Et qui marche avec confiance
Car le soleil de la science
Se lève rouge à l’horizon »

Augustin Belloc (2)
Augustin Belloc (photo : Margot L’Hermite)

C’est par ces vers qu’Eugène Pottier, poète et révolutionnaire, auteur de l’Internationale, entamait le chant l’insurgé. Ce cri de révolte contre la misère et l’exploitation portait aussi l’espoir d’un monde meilleur. Ce monde viendrait non seulement de la négation créatrice de l’insurgé, qui refuse de se soumettre à l’ordre injuste de la bourgeoisie rentière, mais aussi de la science, du savoir, de la raison, qui mèneront à l’abondance.

La création de savoirs, la diffusion de la connaissance au plus grand nombre et l’émancipation par la compréhension du monde et de ses lois sont les trois grands points d’appui de ce qu’on a autrefois appelé le progressisme social. La gauche en tant que corps politique constitué se revendiquait le camp des Lumières. De l’école gratuite, publique et obligatoire des républicains aux cours du soir organisés par le parti communiste pour les ouvrières et les ouvriers, en passant par la création du CNRS par le Front populaire, l’idée que l’univers était compréhensible, et que la diffusion de sa compréhension permettrait d’émanciper les citoyens s’inscrit en filigrane dans l’histoire de la gauche.

« L’union de la France au savoir n’a pas attendu l’avènement de la République pour se faire. Mais c’est avec cette dernière que notre pays et la raison ont pu le mieux communier »

Au-delà de la gauche, c’est la France qui s’est longtemps épanouie dans son rôle de patrie de la science. Déjà sous l’Ancien Régime, Descartes, les Lumières et l’Encyclopédie ont germé dans la terre de France. C’est sous le Second Empire que Pasteur a mené les travaux sur la microbiologie qui ont révolutionné la médecine. L’union de la France au savoir n’a pas attendu l’avènement de la République pour se faire. Mais c’est avec cette dernière que notre pays et la raison ont pu le mieux communier.

L’idée que le monde est régi par des lois immuables et qu’on pourrait le transformer pour le bien de l’humanité, et celle que les citoyens sont également dotés de droits naturels et de raison et que la Nation est une libre construction politique et non pas une communauté ethnique procèdent du même concept : l’universalisme. Quand l’universalisme scientifique, l’esprit critique et le positivisme rencontrent l’universalisme républicain, la laïcité et l’idéal d’émancipation individuelle et collective, c’est alors que la France donne au monde le meilleur d’elle-même. Marie Curie, accueillie par la République et découvrant le radium ou l’hôpital public français, jadis le plus performant du monde, reposant sur l’égalité sanitaire et le primat de la science, sont deux exemples parmi tant d’autres de la fusion de ces deux idéaux. L’école de la République permettait aux défavorisés, à ceux que la naissance avait placés du mauvais côté de la possession du capital, non seulement de s’émanciper, mais aussi de contribuer à l’expansion de la connaissance.

Nous devons à la médecine, à l’agronomie, à l’ingénierie énergétique et à tant d’autres branches de la science la libération des chaînes de la faim, de l’asservissement dans les campagnes, de la douleur du froid, des injures de nombreuses maladies. Comment se fait-il, alors, que l’Europe, et au premier rang la France, plongent à nouveau dans l’obscurantisme ?

« L’école de la République permettait aux défavorisés, à ceux que la naissance avait placés du mauvais côté de la possession du capital, non seulement de s’émanciper, mais aussi de contribuer à l’expansion de la connaissance »

Comment se fait-il que les vaccins, vecteur inespéré de la disparition des maladies, soient de plus en plus rejetés et que la France soit un des pays au monde où leur contestation est la plus forte ? Pourquoi donc voit-on l’Etat, par le biais d’un tweet du ministère des outre-mer rapidement supprimé, faire l’apologie de « médecines parallèles » qui sont autant de charlataneries que de relents obscurantistes ? Pourquoi enfin la contestation de l’astrologie, des médecines parallèles, des études mensongères sur la prétendue nocivité des vaccins, et de tant d’autres faux-savoirs est-elle accueillie avec autant d’hystérie ? Pourquoi, en somme, sommes-nous en train de laisser l’obscurantisme et la mise à égalité du vrai et du faux reprendre la place que la raison et l’esprit critique avaient tenues depuis plusieurs générations ?
Tentons humblement d’apporter quelques éléments de réponse, et à les mettre en regard de l’actualité récente.

Tout d’abord, la science et la raison ont été accusées, à tort, de tous les maux. La tendance est lourde, Ce serait la science qui serait responsable de tous les crimes de masse du XXème, en ça qu’elle les aurait rendus possibles par la technique. La version contemporaine de cette assertion consiste à mettre sur le dos de la science et de la technique la pollution, la destruction des écosystèmes et le réchauffement climatique.

Le problème de ce discours, au-delà de l’incitation à l’obscurantisme et au rejet du savoir, est qu’il ignore totalement les rapports de force économiques et les idéologies qui sont à l’origine de ces phénomènes. Accuser la science d’avoir, à l’aide de la découverte du zyklon B, permis le génocide des peuples juifs et tziganes, c’est exonérer le nazisme de toute responsabilité dans ces exactions. Considérer que le progrès technique est à l’origine du réchauffement climatique, c’est passer sous silence la prédation capitaliste de la nature, déjà analysée par Marx.

« Quand l’universalisme scientifique, l’esprit critique et le positivisme rencontrent l’universalisme républicain, la laïcité et l’idéal d’émancipation individuelle et collective, c’est alors que la France donne au monde le meilleur d’elle-même »

La science est un outil, nécessaire à la libération de l’humanité de ses besoins naturels mais aussi des entraves que le système économique génère. Elle permet, par l’acquisition et la manipulation de savoirs, de former l’esprit humain à la réflexion et à la logique. Renoncer à la raison sous prétexte qu’elle a été utilisée à de mauvaises fins, c’est confondre l’outil et la main qui l’emploie, c’est prendre le moyen pour la cause.

Ensuite, d’aucuns considèrent la science comme un instrument d’oppression. A mille lieues de considérer la science comme permettant à l’individu de s’émanciper, il est de bon ton, dans certains milieux militants de gauche, de considérer la science comme coupable d’avoir justifié le racisme. Effectivement, certains idéologues racistes, comme Gobineau, ont tenté d’appuyer leurs thèses sur la science. L’école psychiatrique d’Alger d’Antoine Porot, qui avait théorisé « psychiatriquement » la sauvagerie des colonisés algériens, et par conséquent leur infériorité morale, est régulièrement citée comme exemple de cette médecine raciste, qui justifierait de rejeter en bloc la science et la raison.

Prétendre que la science et la raison sont coupables d’avoir défendu le racisme, c’est oublier que rien de tout cela n’était de la science. Les théories racistes de Gobineau comme les interprétations de Porot n’avaient aucuns fondements, ni théoriques, ni pratiques. C’est au contraire la science qui a servi à réfuter l’idéologie raciste, avec notamment les travaux du psychiatre martiniquais Frantz Fanon, démontrant la fausseté des préjugés colonialistes.

Considérer, comme certains le pensent dans la gauche post-moderne, que le primat de la raison serait responsable de la domination colonialiste, ou bien qu’il s’agît d’une pratique bourgeoise pour discriminer les plus pauvres, c’est nier aux peuples colonisés et aux défavorisés la possibilité d’user de leur raison pour s’émanciper. C’est surtout ignorer les rapports de force capitalistes et géopolitiques, c’est-à-dire les causes profondes.

En Inde, la région du Kérala, dont la direction politique alterne depuis l’indépendance entre socialistes et communistes, affiche à la fois un des taux de pauvreté les plus bas, un des meilleurs systèmes de santé et un des taux d’alphabétisation les plus élevés du pays. Le gouvernement de la région s’est toujours appuyé sur la raison, la science, le savoir, la médecine scientifique plutôt que l’obscurantiste médecine traditionnelle, tout en s’accompagnant d’un système économique où les pouvoirs publics occupent un grand rôle et où les inégalités sont combattues.

« Comment peut-on espérer que la raison et le savoir soient respectés par les élèves quand les professeurs sont méprisés, sans cesse décriés et que les écoles tombent en ruine ? »

Enfin, la science et la raison sont souvent combattues avec leurs propres armes, l’esprit critique et la tolérance. Ces dernières, cependant, ont été dévoyées au profit de l’obscurantisme. L’esprit critique, fondement de la science en tant que remise en cause permettant de progresser et d’infirmer des théories, est utilisé, à tort, pour contester des vérités documentées et établies. Peu importe que des milliers d’études rigoureusement menées démontre l’efficacité des vaccins, les obscurantistes répondront qu’ils font preuve de leur « esprit critique », s’appuyant sur un ensemble de fausses informations et d’études falsifiées voire grotesques. La mise à égalité du vrai et du faux, le relativisme des faits établis par des protocoles sérieux, ce n’est pas l’esprit critique. Ce dernier ne peut se passer de discernement, et c’est précisément sur le manque de discernement que les charlatans, marchands de peur et autres gourous s’appuient pour captiver. Ensuite, lorsque leurs idées sont contestées, lorsque les pratiques absurdes voire dangereuses qu’ils prônent sont dénoncées, ils hurlent à l’intolérance, et se font le chantre d’un relativisme culturel et scientifique nauséabond, puisque mettant en danger des pans entiers de la population. Dénoncer leurs mensonges, ce serait être intolérants à leur égard.

La crise du Covid-19 aurait dû être le moment privilégié de la raison contre l’obscurantisme. Comment se fait-il que les escrocs vantant des remèdes miracles aient connu un tel succès ? La réponse va bien au-delà de la peur naturellement présente dans les moments d’angoisse collective. Depuis des années, les gouvernements successifs ont renoncé à une des conditions nécessaires du triomphe de la raison : la diffusion du savoir et des connaissances. L’école publique a été mise exsangue. Par fatalisme et naïveté, les exigences scolaires ont été abaissées pour gommer artificiellement les inégalités culturelles, empêchant ainsi aux enfants des classes défavorisées d’accéder au capital culturel qui, enseigné ou nom à l’école, sera transmis dans les familles aisées. Les professeurs sont laissés sans ressources, les situations matérielles en classe sont catastrophiques, les bâtiments d’enseignement sont dans un état de délabrement avancé. Comment peut-on espérer que la raison et le savoir soient respectés par les élèves quand les professeurs sont méprisés, sans cesse décriés et que les écoles tombent en ruine ? C’est alors que fleurissent les obscurantismes, à l’attaque d’élèves laissés seuls face à eux-mêmes.

« Nous devons, à gauche […] clamer haut et fort que la connaissance est la solution. Que c’est par elle que nous viendrons à bout des inégalités sociales, du réchauffement climatique, des discriminations raciales »

Les conséquences du recul de la raison vont bien au-delà d’une simple vague de complotisme ou de diffusion de fausses informations. Des pratiques que l’on espérait révolues ressortent des temps obscurantistes. Les anathèmes se multiplient et nombreux souhaitent voir rétabli le délit de blasphème. Les appels à la censure se multiplient, parfois jusqu’à l’absurde, par des gens confondant tout, laissant l’exaltation de l’émotion prendre le pas sur la raison. L’acmé du ridicule avait été atteinte quand une pièce d’Eschyle avait été censurée pour une accusation délirante de racisme. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui est mise en danger, c’est aussi la cohésion nationale. Les séparatismes ethniques et religieux, s’ils connaissent des dynamiques propres et sont souvent incités par les pouvoirs publics locaux, sont beaucoup facilement légitimés, acceptés et réclamés quand les plus jeunes sont privés de toute possibilité d’émancipation sociale et intellectuelle.

Pour que la raison puisse à nouveau se faire le relais de l’émancipation, nous devons, à gauche, refaire de la science et du savoir notre étendard. Clamer haut et fort que la connaissance est la solution. Que c’est par elle que nous viendrons à bout des inégalités sociales, du réchauffement climatique, des discriminations raciales, et non pas malgré elle. La raison plutôt que l’émotion immédiate, la réflexion plutôt que la réaction, l’objectivité plutôt que la subjectivité. Évidemment, tout cela sera vain si nous n’y mettons pas les moyens, si nous n’investissons pas massivement dans l’enseignement public, de la maternelle à l’université.

C’est ainsi que nous éviterons que le soleil de la science se couche rouge à l’horizon, et que nous pourrons espérer n’obéir qu’à notre raison plutôt qu’à nos maîtres désignés par l’ordre économique et les assignations identitaires.

Augustin Belloc

Tag(s) : #Libertés
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