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TEXTE REPRIS

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Sauvons l'Ecole

Comme des frites dans l'huile bouillante

 

In Alternatives Economiques

 

Professeur de Sciences économiques et sociales et formateur en IUFM, Philippe Watrelot, président du CRAP-Cahiers Pédagogiques, témoigne de l'impréparation et de la lourde charge de travail des nouveaux enseignants lancés dans le grand bain de la rentrée scolaire 2010 sans formation pédagogique.

 

 

 

« Nous n'allons pas les lâcher comme des frites dans l'huile bouillante ! » Voilà ce que promettait, le 28 août 2008, au moment du lancement de la "masterisation", le ministre de l'Education nationale de l'époque Xavier Darcos, à propos des nouveaux enseignants.

 

Et pourtant, c'est bien là que nous en sommes aujourd'hui…

C'est cette expression imagée qui me revenait en mémoire ce mardi 31 août 2010, au moment de mener une séance de formation auprès de nouveaux enseignants de Sciences économiques et sociales (SES) dans l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) où je travaille en temps partagé.

Et si cette phrase me revenait comme un écho lointain, c'est parce que c'était précisément ce qui allait se produire.

 

Les conséquences de la masterisation

 

Depuis cette citation du précédent ministre, que s'est-il passé ?

Malgré le mouvement social universitaire de 2009, la « masterisation » s'est mise en place. Combinée au processus d'intégration des IUFM à l'université, elle a contribué à modifier considérablement le processus de formation. « Vendue » comme un moyen de revaloriser les jeunes collègues qui seraient désormais recrutés à bac+5, c'est-à-dire en Mastère 2 (M2), elle a en fait surtout abouti à la suppression de l'année de stage où les titulaires des concours étaient payés pour enseigner un tiers de leur temps et se former en même temps à l'IUFM.

Au passage, la suppression de cette année a permis de supprimer l'équivalent de 16 000 postes.

 

Dorénavant, la formation devra se faire à l'université, avant le concours, par des stages dans les établissements (d'observation en M1 puis en responsabilité en M2). Les titulaires des concours continuent à être qualifiés de stagiaires puisqu'ils seront validés à la fin de l'année, mais leur formation, pilotée désormais par les rectorats, est considérablement réduite. Ils sont à temps plein devant des classes, épaulés par un professeur « tuteur » et auront droit à quelques journées de formation durant leurs journées sans élèves et à une ou deux semaines de stage durant lesquelles ils seront remplacés. Ces rares moments de formation pourront être confiés aux IUFM, dépendants d'une université de rattachement.

 

3 h 30 de formation à la veille de la rentrée

 

C'est donc dans ce cadre que je me trouvais pour accueillir et « former » des nouveaux collègues, dans cette journée précédant la pré-rentrée des enseignants. Plusieurs petits couacs sans gravité surviennent dans l'accueil des stagiaires, mais après un petit temps de flottement, on arrive à s'installer. Ces difficultés sont à l'image de l'impréparation dans la mise en place de toute cette formation dont les derniers détails viennent à peine d'être connus. Et tout cela ne remet pas en cause, bien au contraire, la bonne volonté et le dévouement des personnels de l'IUFM. Au contraire, ils font tous le maximum dans un contexte très contraint et difficile…

 

Finalement je retrouve seulement trois stagiaires : deux jeunes femmes n'ayant jamais enseigné et un homme ayant déjà une expérience de l'enseignement. Les profs du privé qui jusque-là participaient en partie à la formation ne viendront plus. C'est fini. Il n'y aura plus aucun moment commun de formation avec eux… L'Inspectrice est venue les accueillir et leur souhaiter la bienvenue et bon courage.  

Puis elle me laisse pour 3 h 30 avec les stagiaires.

 

Comment résumer en si peu de temps, ce que je faisais habituellement en cinq séances ? Malgré tous mes efforts pour les sécuriser et pour aller à l'essentiel, j'ai l'impression de les assommer et au final de rajouter à leur inquiétude. Ils sont avides de conseils, ont plein de questions. Et ils auront seize (16 !) heures de cours avec trois ou même quatre programmes différents à préparer (dont certains en Première qui ne seront donc pas reconduits l'année prochaine…). L'un des stagiaires n'a pas encore de tuteur car plusieurs enseignants auraient refusé, l'IPR lui affirme qu'il en aura un bientôt mais qui ne sera pas dans le même établissement. Son emploi du temps n'est pas prêt.

 

Au final, malgré tout, je parviens à enclencher une réflexion collective sur des questions pédagogiques (gestion de la classe, autorité et image du prof…) puis didactiques (objectifs pédagogiques, construction d'une séquence de cours…). Les stagiaires discutent entre eux, échangent des arguments et parviennent ainsi à mieux formaliser leur propres choix. Je retrouve cette dynamique que j'essayais déjà de mettre en œuvre les années précédentes à l'IUFM « ancienne formule ». Quand soudain, une des jeunes enseignantes m'interpelle : « Quand est-ce qu'on se revoit ? ».

Je suis alors obligé de leur « avouer » que ce ne sera pas avant début novembre pour le stage groupé et octobre pour le stage filé (une demi-journée de formation un mardi après-midi…). Alors que je sens qu'ils ont tant besoin d'échanger entre eux, de mutualiser, de discuter…

Et qu'ils se posent encore tellement de questions ! Cette journée m'a donc amené à un grand sentiment de malaise.  Je n'ai pas eu le sentiment de mal faire ma séance de formation, j'ai fait du mieux que j'ai pu. Mais je suis sorti de là, en me disant que je participais à un système qui envoie les stagiaires dans le mur. Ou plutôt qu'on les jette comme des frites dans l'huile bouillante…

 

Génération sacrifiée

 

Bien sûr, depuis toujours, les enseignants qui débutent ont le sentiment de ne pas être assez formés et on pourrait critiquer la dramatisation qui accompagne cette rentrée. En se disant qu'au final ce ne sera pas la catastrophe annoncée. Peut-être. Mais cette rentrée est tout de même particulière. Car les lauréats 2010 ont tout d'une génération sacrifiée. Elle a passé l'ancien concours et n'a pas pu non plus bénéficier de la formation qui va se mettre en place en M1 et M2 avec des stages dans des classes pour se préparer (même si personnellement je doute de l'efficacité pédagogique de cette formation universitaire qui s'annonce). Et ces nouveaux collègues n'ont plus droit à la formation IUFM.

 

On a beaucoup critiqué les IUFM et même si on leur trouve des vertus aujourd'hui, peu d'enseignants se sont mobilisés pour les préserver. Mais ils présentaient au moins l'avantage de permettre aux stagiaires d'avoir le temps de se retrouver régulièrement pour échanger, confronter leurs expériences, mutualiser et donc apprendre collectivement leur métier… On a beaucoup glosé sur les séances d'« analyse de pratiques » mais celles-ci se faisaient aussi de manière informelle autour de la machine à café ! Ce temps-là est réduit à quasiment rien. Les stagiaires dont j'avais la charge jusque-là avaient déjà du mal à tout gérer avec huit heures de cours.

Qu'en sera-t-il avec 16 heures (dans les académies franciliennes) ou 18 heures ?

Comment avoir la disponibilité d'esprit, et tout simplement le temps, pour se former quand on a trois ou quatre cours différents à préparer ?

Je souhaite bien du plaisir aux formateurs (dont moi) qui, lors des rares moments de formation, auront en face d'eux des stagiaires stressés par leurs copies à corriger et leurs cours à préparer !

Désormais, l'essentiel de la formation passera par un « tuteur », c'est-à-dire un professeur chevronné qui accompagnera le stagiaire en le visitant dans ses classes et en lui permettant d'assister à ses cours. C'est une fonction complexe que d'accompagner ainsi. Il faut trouver la bonne distance, ne pas trop prescrire, permettre au stagiaire de trouver sa propre manière d'enseigner, lui permettre d'expliciter ses choix…

On le sait bien, un bon joueur de football ne fait pas forcément un bon entraîneur. Un bon enseignant n'est pas forcément un bon formateur. Cela s'apprend là aussi. Or, cette formation, elle aussi indispensable, ne semble pas à l'ordre du jour.

 

Même si les raisons de cette modification de la formation sont d'abord à chercher du côté budgétaire, on ne peut s'empêcher de voir aussi à l'œuvre dans cette réforme une certaine conception du métier d'enseignant. Un métier où il suffirait de bien connaître sa discipline universitaire pour savoir enseigner. Un métier où il suffirait de reproduire les gestes d'un aîné pour apprendre. Un métier où l'on parle de « tenue de classe » et d'« asseoir son autorité », où l'on se méfie a priori des élèves et où l'on confond obéissance et docilité. Un métier sclérosé et en complète contradiction avec les impératifs de la nécessaire évolution de l'école. Un métier où les plus forts, les plus motivés survivront et tant pis pour les autres.

 

Au journal de France 2 du 1er septembre 2010, un inspecteur d'académie a utilisé cette expression : « Le terrain tranchera »….

Et les autres ?

Ils démissionneront et ne seront pas remplacés et ce sera finalement un autre moyen de « dégraisser le mammouth ». Sans bruit.

 

Et vogue la galère

 

Que faire ?

C'est la question que je me posais, ce mardi soir, après cette séance de formation.

Continuer à participer, malgré tout, à ce système que je viens de critiquer ?

Ou refuser de me compromettre pour tenter de le bloquer ?

On sait bien que, si l'Éducation nationale fonctionne toujours malgré cette logique de pénurie, c'est grâce au sens du service public et de l'intérêt des élèves que les enseignants ont en partage.

On bricole, on fonctionne de plus en plus en « flux tendu » mais on continue à faire voguer la galère. La logique du refus est séduisante et a des effets. On voit bien les difficultés que les inspecteurs ont à trouver des tuteurs. Reste à espérer vivement que la solidarité enseignante jouera à plein dans les établissements pour les jeunes collègues.

 

C'est en pensant à ce que je peux apporter, malgré tout, à ces jeunes collègues que je vais continuer ma mission de formateur. Je ne sais plus dans quel œuvre de Charles Péguy on trouve cette phrase « ils avaient les mains propres mais ils n'avaient pas de mains… ». Tout en respectant la logique du refus, je préfère avoir les mains sales.

Mais ça n'empêche pas le goût d'amertume dans la bouche…

 

Tag(s) : #Education nationale
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