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 Société

 

En Seine-Saint-Denis,
des chômeurs catapultés professeurs

LE MONDE | 20.10.2014 

 

Sans aucune formation adaptée, Rachid M., 21 ans, a été recruté pour prendre en charge une classe de CE1 de Seine-Saint-Denis au pied levé (photo d'illustration).

Il est arrivé en milieu de matinée le vendredi 10 octobre à l’école Louis-Blériot, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), sur un simple coup de fil de l’académie de Créteil quelques heures plus tôt.

C’est le troisième poste que Rachid M. (le prénom a été changé) enchaîne : après un CM2, une classe de grande section maternelle, c’est un CE1 qu’il doit prendre en charge au pied levé dans cette école classée REP + – appellation des nouvelles zones d’éducation prioritaires.

Sans aucune formation adaptée, le jeune homme de 21 ans a été « jeté dans la fausse aux lions » comme les quelques dizaines de contractuels que le rectorat continue de recruter, soit par le biais de son site, soit par Pôle emploi, pour boucher les trous en Seine-Saint-Denis.

Démarche chaloupée, look décontracté avec sa petite barbe, ses cheveux mi-longs coiffés en arrière et son chewing-gum dans la bouche, Rachid M. donne l’impression d’être tombé ici par hasard. Quand il est arrivé, il a trouvé les consignes que la maîtresse qu’il remplace avait laissées. Une chance, car le jeune débutant n’avait pas eu le temps de « préparer ». Par ce terme, il veut dire qu’il n’a pas pu consulter les programmes sur Internet. Car Rachid n’a jamais pensé devenir « instit » avant.

Il cherchait plutôt « dans le commerce », un emploi de vendeur ou de chef de rayon. Sans succès. Sur les conseils d’un ami, il a postulé sur le site du rectorat.

« FAIRE AVEC »

Après un entretien, il a été jugé apte. Pourtant, avec son BTS de management des unités commerciales, Rachid M. n’a pas le diplôme adéquat pour être professeur des écoles. « On nous avait assuré des diplômés en master 2 [bac + 5] puis des M1. Maintenant, on nous promet des titulaires de licence mais même pas », se désole une collègue de l’école.

 

Malgré les assurances du rectorat, ils sont plusieurs comme lui parmi les derniers contractuels arrivés dans le « 93 ». Plus l’année avance, plus les exigences semblent baisser pour assurer la présence d’un adulte devant les classes et calmer les parents d’élèves. Le rectorat assure que « normalement » un accompagnement est fait auprès des petits nouveaux.

Pas pour Rachid M. ni ses jeunes « collègues » de Blériot. Alors il se débrouille comme il peut. Ne lâchant pas son manuel scolaire de la journée. Consultant Internet sur la manière de faire une séquence lecture. Se trompant aussi beaucoup : au milieu de la semaine, il a proposé à ses élèves de faire des multiplications.

Sa voisine de classe lui a glissé qu’en début de CE1 les enfants ne connaissent que l’addition et qu’il valait mieux s’en tenir là.

« On nous a donné un numéro de téléphone si jamais on craqueMais ça va, je gère », souffle-t-il dans un sourire timide. Avant d’avouer qu’il ne sait pas s’il va continuer longtemps. « Avec le salaire, je ne sais pas si je suis chaud », admet le jeune homme avec son accent de banlieusard.

La directrice de l’école, Catherine Da Silva, consciente des lacunes et de l’impréparation de Rachid M., le surveille à distance, avec patience. « Heureusement, il ne reste qu’une semaine. Il est gentil mais, en termes de posture, d’expression… Il faut quand même des repères pour les enfants », juge Mme Da Silva. La jeune femme déplore que l’éducation nationale la fasse « complice » de cette déchéance. « Ici, on a eu jusqu’à un tiers de contractuels non formés dans l’équipe », insiste cette déléguée du SNUipp-FSU, principal syndicat des enseignants du primaire. Et de citer cet architecte au chômage recruté par Pôle emploi qui a « passé sa journée à dire chut tout doucement ». Mme Da Silva doit « faire avec ».

Comme avec les autres remplaçants recalés au concours. Marie est de ceux-là. Elle a deux niveaux dans deux écoles différentes depuis la rentrée. Son CM1 à Blériot, elle le partage avec un professeur stagiaire, non formé. La jeune débutante avoue qu’elle a peiné : « Pendant un mois et demi, je n’ai eu aucun contact avec la conseillère pédagogique. J’hésitais déjà à devenir professeur mais, là, je suis dégoûtée. »

Le ministère reconnaît que la situation en Seine-Saint-Denis est tendue : 250 contractuels y ont été recrutés au mois de septembre. Il en manque encore. « Comme tous les services publics, nous avons un problème d’attractivité en Seine-Saint-Denis. Mais il faut relativiser, car 97 % de notre personnel est stable », explique Béatrice Gilles, la rectrice. Sur ce département, la hausse démographique cumulée au manque de postes et de candidats a créé une véritable thrombose.

L’académie recrute mais sans vivier de professeurs formés, les remplaçants habituels étant déjà tous en poste.

Pour faire face à cette pénurie, elle fait appel à des adultes sélectionnés par Pôle emploi, pour des contrats à l’année à 1 699,31 euros brut par mois ou des vacations à 20,64 euros de l’heure. Pour la première fois, l’académie a tenu un stand au dernier Forum pour l’emploi des jeunes le 7 octobre au Stade de France. « Depuis trois ans, les dotations augmentent mais on ne fait que courir après la hausse du nombre d’enfants et les créations de classes. On a installé une situation de crise permanente », dénonce Rachel Schneider, responsable départementale du SNUipp-FSU.

« DÉFAILLANCE DE L’INSPECTION »

La crise est encore plus aiguë à Saint-Denis, banlieue qui pâtirait d’une « mauvaise réputation »« Il y a eu une défaillance de l’inspection »,dénoncent de leur côté les enseignants. Conscient de la tension depuis la rentrée, le directeur départemental, Jean-Louis Brison, a réuni, mercredi 15 octobre, tous les directeurs des écoles de la ville.

La création d’une nouvelle circonscription avec des conseillers pédagogiques pour mieux encadrer les nouveaux venus leur a été annoncée. Et la promesse d’anticiper les recrutements pour la rentrée 2015 afin d’éviter la concentration des vacances de postes dans les mêmes écoles. « On ne souhaite pas se retrouver dans la même situation », avoue la rectrice.

« Cela ne suffira pas », prévient Eric Bernier, directeur d’une école au Franc-Moisin. Comme ses collègues, il veut une prime spéciale pour attirer les enseignants et un prérecrutement rémunéré permettant de financer les études de jeunes du département. « Il nous faut du concret, sinon ça va exploser à la rentrée de novembre », prévient-t-il. Déjà plusieurs congés maternité sont annoncés. Sans remplacements pour le moment.

 

 

    Tag(s) : #Education nationale
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